Regard clinique sur l’excision : l’expérience d’un dispositif de soins pluridisciplinaire

Par Dr Emmanuelle ANTONETTI-NDIAYE, gynécologue-obstétricien Sokhna FALL, victimologue, ethnologue Laura BELTRAN, sexologue Unité de soins des femmes excisées, Service de Gynécologie-Obstétrique du Professeur Hervé FERNANDEZ, Hôpital de Bicêtre

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L’Unité de Soins des Femmes Excisées a été créée en 2007 à l’Hôpital Intercommunal de Montreuil, en région parisienne. Nous vous présentons ici les principales réflexions et orientations cliniques pour la prise en charge des femmes excisées développées par nous depuis cette date. Une première phase de pratique de la chirurgie clitoridienne, à l’Hôpital Rothschild, nous avait a conduites à redéfinir notre activité comme une Unité de soins plutôt que de chirurgie. Une approche en termes de soins nous a paru mieux répondre à la demande des patientes, en s’appuyant sur les constats de la consultation médicale et en systématisant la pluridisciplinarité de l’accompagnement. L’Unité de Soins des Femmes Excisées est dorénavant installée au sein d’un grand hôpital universitaire, l’Hôpital de Bicêtre.

La population accueillie

Nos patientes nous sont adressées par le réseau-ville : les associations, notamment le GAMS, les services sociaux, les centres de PMI (Protection Maternelle et Infantile), les professionnels de santé en ville ou encore les médias…, ou directement par le personnel de l’hôpital, sages-femmes et gynécologues en particulier. Cette orientation, souvent focalisée sur la chirurgie, biaise parfois la demande des patientes par des discours réducteurs qui proviennent par exemple des médias : "l’horreur d’être excisée", qui stigmatise les femmes ; du milieu associatif : "être excisée est un drame dont la chirurgie est la réparation", vision qui ne correspond pas à toutes les situations ; du milieu médical "l’excision est une amputation dont la chirurgie est le remède", vision "organique" qui ne permet pas de traiter la complexité du vécu des patientes.

Nous recevons une vingtaine de nouvelles patientes par mois. Les patientes qui viennent dans l’Unité sont majoritairement issues de l’immigration de l’Afrique de l’Ouest - du fait que la plupart des populations immigrées pratiquant cette mutilation vient de cette région - et appartiennent aux ethnies soninké, peulh, bambara, malinké… Elles ont en général été excisées bébé ou dans la petite enfance et d’une manière totalement déritualisée. Le type d’excision le plus fréquent est le type II, défini par l’OMS comme l’ablation du capuchon du clitoris, de sa partie externe ainsi que des petites lèvres.

Le dispositif de soins

Le protocole que nous proposons aux patientes qui consultent l’Unité est le suivant, dans l’ordre : une consultation médicale, une consultation psychologique, une consultation sexologique. Les consultations sont volontairement à distance les unes des autres, à des intervalles de 15 jours minimum ; ces délais favorisent l’élaboration et la maturation de la demande spécifique à chaque patiente. Ensuite, lors d’une réunion pluridisciplinaire, nous partageons nos informations et réflexions afin d’essayer de trouver la réponse la plus appropriée à la demande explicite ou implicite de la patiente. Cette réunion est aussi l’occasion pour nous de rencontrer d’autres équipes, de remettre en question et de faire évoluer nos pratiques.

La consultation médicale

Elle a pour premier objectif d’ouvrir un espace de parole qui permette à la patiente d’exprimer son vécu. Il s’agit ensuite de l’informer sur le type d’excision qu’elle a subie, de la rassurer quant aux conséquences sur sa vie sexuelle et sur la maternité, de lui faire repérer le clitoris encore présent sous la peau et de la possibilité de le stimuler. Très souvent, les patientes arrivent convaincues « qu’il n’y a plus rien » et découvrent alors que le moignon clitoridien est présent et "vivant".
Lorsque la patiente arrive avec une demande spécifique de chirurgie, la technique opératoire, ses suites, les complications possibles sont décrites. Il s’agit notamment de ne pas faire de fausses promesses et de clarifier le fait que l’aspect clinique après l’opération ne sera pas un retour à ce qu’il était l’avant excision. Dans certains cas, malgré l’excision, la femme a un "beau périnée", la chirurgie sera donc déconseillée parce que ne pouvant offrir mieux. D’autres situations conduisent à proposer une chirurgie de réouverture de la vulve quand celle-ci a été fermée suite à une coalescence des petites lèvres (pseudo-infibulation) ou à une suture des grandes lèvres (infibulation, rare en France).

La consultation psychologique

Elle a pour double objectif l’évaluation des éventuelles séquelles post-traumatiques liées à l’excision ou à d’autres traumatismes subis par la patiente et se veut le moment où elle pourra exprimer la souffrance psychique qu’elle met en lien avec l’excision. Au fil des patientes, il est nous est apparu que la dimension psychotraumatique occupe une place essentielle parmi les séquelles de l’excision. En cas de projet d’intervention chirurgicale, l’évaluation psychologique doit aussi permettre d’éviter une réactivation brutale des souvenirs traumatiques en période post-opératoire. Nous prenons aussi le temps d’évaluer le contexte dans lequel la patiente vivra éventuellement sa convalescence.

L’objectif de la consultation sexologique

Il est d’évaluer et, éventuellement, de faire évoluer la satisfaction sexuelle des patientes. Beaucoup de femmes sont tellement convaincues que l’excision les prive de tout accès au plaisir sexuel qu’elles n’ont rien exploré des capacités érotiques de leur corps. Par ailleurs, la « solution » chirurgicale a tendance à occulter à leurs yeux l’importance des représentations, des croyances et du contexte relationnel pour l’accession à une sexualité gratifiante. Alors que leurs aînées ont grandi avec l’idée que, si elles n’étaient pas excisées, elles ne seraient "pas des femmes", beaucoup de nos patientes ont entendu que, puisqu’elles sont excisées, elles ne sont "plus des femmes".

A la suite de la réunion de consultation pluridisciplinaire, dans les cas ou il est décidé avec la femme de réaliser une clitoridoplastie (la réparation clitoridienne), nous assurons un suivi pré et postopératoire rapproché. Dans notre unité, les femmes passent une nuit à l’hôpital dans les suites de l'intervention, ce qui permet de les accompagner pour les premiers soins. Un protocole antalgique a été mis au point par le service d’anesthésie pour leur éviter toute souffrance pendant la cicatrisation, celle ci durant jusqu'à deux mois. Le risque, sans prise en charge spécifique de la douleur, est que, pendant la période de guérison, les femmes revivent l’expérience traumatique de l’excision.

Les patientes sont ensuite revues 15 jours, un mois, deux mois, puis six mois après l’intervention. Ce suivi est impératif. Nous recevons beaucoup de femmes qui ont été opérées dans d’autres services et qui regrettent l’absence d’un suivi régulier. Elles ont notamment besoin de l’aide de professionnels pour intégrer cette expérience, ou restaurer une vie de couple qui ne fonctionne toujours pas.
Les patientes qui ne sont pas opérées peuvent bénéficier d’un accompagnement médical, psychologique ou sexologique selon leurs besoins.

L’évaluation des demandes

Les femmes qui viennent dans notre unité ont une demande qui n’est pas obligatoirement celle de la chirurgie. La plupart ont surtout des interrogations autour de l’excision. Elles veulent savoir quelle est l’ampleur des dommages, s’inquiètent de leur sexualité… Elles se questionnent à propos de l’accouchement ou se demandent si leur insatisfaction sexuelle est due à l’excision, pourquoi elles n’ont pas de plaisir pendant les rapports sexuels. Certaines posent d’emblée une demande d’intervention chirurgicale.

Le recul que nous avons aujourd’hui nous a conduites à penser que la demande de « réparation chirurgicale » masque très souvent une demande de réparation d’autres traumatismes, sexuels pour la plupart. Trop souvent, l’intervention chirurgicale est attendue comme le remède magique qui effacera le passé douloureux. Elle peut être aussi demandée parce que les femmes, baignées dans un discours occidental qui, en condamnant l’excision, n’évite pas toujours d’en stigmatiser les victimes, se sentent comme "anormales", "honteuses" de leur situation. Il arrive également que l’intervention soit demandée dans un contexte de difficultés de couple, déplacées sur l’excision (et donc sur la femme).

Ces différents types de demandes masquées doivent inviter à la plus grande prudence par rapport à l’indication de la chirurgie, car le risque que les patientes soient non seulement déçues mais aussi fragilisées après l’opération est important.

Dans la plupart des cas, la demande de chirurgie est l’affaire de la femme, qui n’en n’a parlé à aucun proche, surtout pas à sa mère, rarement à son compagnon. Cela pose ou révèle parfois une difficulté en termes d’identité culturelle. Les demandes les plus aisées à satisfaire sont celles où la femme attend simplement de la chirurgie qu’on "lui rende ce qu’on lui a pris".

Il est important que la réponse chirurgicale, dans le cas où c’est la réponse adaptée, ne vienne pas trop vite. Nous tenons à prendre le temps, avant l’intervention, de laisser parler les femmes et de les écouter. Certaines vont découvrir, grâce à la prise en charge sexologique, qu’elles n’ont pas besoin de passer par la chirurgie pour avoir des orgasmes. Parfois, le manque de désir vient d’autre chose : le conjoint néglige les préliminaires, le mariage a été forcé… Le traitement des séquelles psychotraumatiques de l’excision, d’un mariage forcé ou d’autres traumatismes sexuels peut être un passage obligé. Il faut souvent avancer sur la sexualité et l’état psychique avant de passer si nécessaire à la phase chirurgie. Aucune opération ne fera d’un mari brutal un époux attentif, ni ne fera disparaître des reviviscences traumatiques surgissant lors d’un rapport sexuel. Moins de 50 % des patientes que nous rencontrons ont finalement demandé à être opérées.

Conclusion

Il nous paraît important de rester conscient des limites de la chirurgie : la chirurgie n’est pas la réparation. Prendre le temps d’identifier la demande cachée derrière le motif initial de consultation nous semble essentiel. Les femmes ont le droit d’en finir avec la honte : honte de ne pas être excisée dans les sociétés qui excisent, honte d’être excisée ici, il faut se méfier du pouvoir "mutilant" des discours. Il s’agit bien d’abolir l’excision, et pas les femmes qui ont été excisées.
Aujourd’hui, en 2014, il faut faire le constat que beaucoup de familles, ici et en Afrique, abandonnent la pratique soit à la suite des campagnes d’information, soit d’elles-mêmes. D’autres familles continuent, envers et contre tout, usant de tous les moyens possibles - trahison, pressions, violences - pour exciser leurs filles. Dans ce contexte, la prévention et la lutte contre les mutilations sexuelles doivent s’associer au repérage et à l’action contre les maltraitances et les violences sexuelles en général.

Le lecteur intéressé par une description plus détaillée de notre travail et les résultats de notre étude rétrospective sur notre activité peut se référer à : Antonetti E. Fall S. Beltran L. Intérêt de la prise en charge pluridisciplinaire des femmes excisées. Journal de Gynécologie Obstétrique et Biologie de la Reproduction. 2014, Sous presse.