Pourquoi le paludisme est-il parfois si grave ?

Par Bernard Lagardère

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Pourquoi le paludisme est-il parfois si grave ?

par Bernard Lagardère

Pédiatre, Hôpital Ambroise-Paré, 75016 Paris.

On se pose souvent cette question lorsqu'on a observé que, dans une même population, certains ont des parasites dans le sang et ne semblent pas en souffrir, d'autres font une forme potentiellement mortelle en l'absence de traitement, réclamant un traitement hospitalier en urgence. Tout un ensemble de raisons a été proposé. La responsabilité de certaines a été démontrée. Pour d'autres il s'agit de probabilités ou d'hypothèses. Une meilleure connaissance de ces raisons doit permettre de reconnaître les personnes à risque important et de mieux assurer leur protection, leur surveillance et les modalités de leurs traitements.

La gravité du paludisme dépend des caractéristiques des trois " partenaires " : le parasite, le sujet parasité et l'environnement qui influence leurs relations.

I. Le parasite

Plusieurs caractères des hématozoaires sont impliqués dans l'apparition de formes graves :

1. L'espèce

Parmi les quatre espèces d'agent du paludisme spécifiques de l'homme, une seule (Plasmodium falciparum) est capable de provoquer un accès pernicieux spontanément mortel. Ceci est dû à ce que les parasites de cette espèce se développent plus facilement dans les petits vaisseaux des viscères, en particulier le cerveau. Les autres espèces (P. vivax, P. ovale, P. malariae) se développent davantage dans le sang périphérique. P. malariae, qui a le développement le plus lent, donne des formes moins graves que les autres espèces. L'homme ne peut être parasité par des Plasmodium animaux, mais seulement par les quatre espèces qui lui sont propres.

2. Virulence

Pour une même espèce, la virulence varie selon les souches. Certaines souches de P. falciparum donneront, sur un même terrain, plus facilement une forme grave que d'autres. Ceci se traduit :

  • par une stimulation plus grande des facteurs de défenses qui peuvent dépasser leur but et devenir toxiques (TNF),

  • par une modification des hématies parasitées qui les fait adhérer entre elles ainsi qu'aux parois vasculaires dans la circulation cérébrale, gênant cette circulation.

3. Quantité inoculée

Il y a une relation logique entre la quantité de parasites inoculés par le (ou les) moustiques) et le nombre de formes qui va parasiter les hématies, même si les étapes intermédiaires, assez complexes, modulent cette relation. La parasitémie sera d'autant plus élevée que la quantité inoculée a été forte. On constate que la plupart des formes graves ont une parasitémie élevée (plus de 5 % des hématies). Mais ceci n'est pas toujours exact, car la parasitémie est calculée sur un prélèvement sanguin périphérique, et ne reflète pas forcément ce qui se passe dans les vaisseaux profonds. Une parasitémie élevée fait craindre une forme grave, mais il existe des formes graves avec parasitémie modérée ou même faible. Par ailleurs, plus la quantité inoculée est forte, plus vite sera obtenue une grande quantité de parasites dans les hématies, responsables des signes de la maladie. Cette rapidité explique que parfois la parasitémie est forte, avant même que les défenses immunitaires aient pu limiter les effets de l'infection.

4. Chimiorésistance

L'apparition et la diffusion des souches résistantes à la chloroquine ne semblent pas avoir modifié l'épidémiologie ni le degré de gravité du paludisme pour les populations vivant en permanence en pays d'endémie. On n'a jamais pu démontrer que les souches chimiorésistantes étaient plus virulentes que les autres. En Afrique, surtout à la campagne où beaucoup de cas de paludisme ne sont pas traités, la chimiorésistance intervient peu. Les cas de résistance totale à la chloroquine sont rares (chimiorésistance de type III) et, chez des sujets ayant acquis un certain degré d'immunité contre le paludisme, la chloroquine reste encore le médicament de première intention, en dehors des formes graves.

Il. Le sujet parasité

La "sensibilité " du sujet parasité dépend de sa constitution initiale, mais aussi de son niveau d'immunité, de l'association à d'autres états ou maladies, et des conditions socioéconomiques.

1. Réceptivité constitutionnelle

Il y aurait un certain degré de " résistance naturelle " au paludisme, transmise génétiquement, dans certaines populations. L'identification de ces facteurs n'est pas clairement démontrée, et joue davantage sur la protection contre les formes graves que contre le paludisme lui-même.

Depuis longtemps, on a observé une relative protection des porteurs d'anémie hémolytique constitutionnelle contre le paludisme. Cette question est encore en discussion, mais il semble bien que les sujets drépanocytaires font moins d'accès pernicieux que les sujets porteurs d'une hémoglobine normale. Cependant, les homozygotes voient leur maladie drépanocytaire révélée ou aggravée par un accès : le paludisme est un facteur de gravité pour la drépanocytose majeure. La mortalité n'apparaît donc réduite que chez le sujet hétérozygote. Chez lui, l'anomalie de l'hémoglobine n'a guère d'expression clinique, et les formes graves de paludisme sont plus rares que chez les autres. Une protection analogue est probable en cas de thalassémie et peut-être de déficit en G6PD. Le mécanisme précis de cette protection est sans doute lié à la gêne que constitue pour le développement du parasite dans l'hématie une fragilité trop grande du globule rouge.

2. Immunité palustre

L'organisme infecté par le parasite du paludisme développe une défense immunitaire

complexe dont les anticorps circulants sont un élément. Mais cette immunité est très différente de celle que susciterait un virus : elle s'établit lentement, n'est efficace qu'au bout de plusieurs années et disparaît en quelques mois si l'organisme n'est plus infecté. Pour marquer ces particularités, on parle de prémunition ou de semi-immunité. En pays ou le paludisme sévit toute l'année, au bout de quatre ans environ, le sujet devient semi-immun. Il est alors à l'abri des formes graves, mais peut faire les autres formes cliniques de paludisme. Ceci explique que dans ces régions, ce sont les nourrissons, ou les nouveaux arrivants, qui font les formes graves. Dans les régions où le paludisme est saisonnier (Sahel avec saison des pluies unique et courte), cette prémunition est faible, car l'acquit au moment de la période de transmission intense est rapidement perdu. On a craint qu'une chimioprophylaxie prolongée et efficace n'empêche ou ne limite l'acquisition de cette prémunition. On sait maintenant qu'il n'en est rien, sans doute en raison de faibles parasitémies sans traduction clinique possible sous chimioprophylaxie.

3. Associations

La grossesse diminue les défenses acquises contre le paludisme, et les manifestations palustres sont plus fréquentes chez les femmes enceintes que chez les autres femmes du même âge vivant au même endroit. Cette différence est surtout plus marquée lors de la première grossesse. Les accès pernicieux sont aussi plus fréquents pendant la période de gravidité. Le paludisme pendant la grossesse est une cause classique d'avortement ou d'accouchement prématuré. Lorsque l'enfant naît à terme, le paludisme au cours de la grossesse entraîne une hypotrophie, avec un poids souvent inférieur à 2 500 g et les risques correspondants. Pendant les premières semaines de sa vie, l'enfant semble protégé du paludisme par l'immunité que lui a transmise sa mère et d'autres facteurs qui lui sont propres comme la persistance transitoire d'hémoglobine foetale peu propice au développement du Plasmodium.

La survenue de paludisme au cours de maladies chroniques ne semble pas en modifier l'aspect ni la gravité. Chez l'enfant malnutri, le paludisme n'est pas plus grave que chez l'enfant normal. Il semblerait même que les accès pernicieux soient plus rares en cas de malnutrition protéino-calorique. Chez le sujet infecté par le VIH, le paludisme n'est pas plus grave que chez le sujet non infecté. La présence de parasites dans le sang est très fréquente dans certains pays de forte endémie, et le problème peut se poser de leur responsabilité dans l'explication des troubles observés ; toute fièvre chez le sujet semi-immun n'est pas forcément expliquée par la présence de quelques parasites dans le sang : il faut rechercher l'association à d'autres maladies avant de se contenter du diagnostic de paludisme simple.

4. Conditions socio-économiques

Les mauvaises conditions de logement, le faible niveau d'éducation, la difficulté du recours aux soins sont des causes classiques de retard du traitement et donc de certaines aggravations de la maladie. Ces mêmes éléments sont aussi des obstacles à l'application de mesures préventives, qu'il s'agisse de chimioprophylaxie ou de lutte contre les moustiques vecteurs. Ces facteurs socio-économiques n'ont pas un rôle spécifique, mais, comme pour d'autres maladies, s'opposent à une prise en charge appropriée.

III. L'environnement

1. L'environnement naturel

L'environnement conditionne directement le mode de vie de l'anophèle. Par là, il influence l'épidémiologie et l'expression de la maladie. On distingue ainsi trois zones épidémiologiques en Afrique, au sud du Sahara :

  • une zone de paludisme stable, en régions équatoriales et tropicales humides, où la pullulation des moustiques, donc la transmission, se fait de façon équivalente toute l'année ou au moins pendant plus de 6 mois. C'est là que la prémunition est acquise en quelques années et persiste ensuite, à condition de ne pas quitter la région ;

  • une zone de paludisme intermédiaire, en régions sahéliennes, où la période de moustiques, donc de transmission, est courte (fin de la saison des pluies). La prémunition est faible ou retardée et la maladie, même sous forme grave, touche non seulement les enfants mais aussi les adolescents et l'adulte jeune ;

  • une zone de paludisme instable, dans des régions localisées où la transmission a pu être interrompue plusieurs années, puis est réapparue massivement (inondations, désorganisation des services, changement de climat, déplacement des populations dans des endroits plus exposés). Le paludisme peut alors prendre un aspect épidémique explosif avec un grand nombre de formes graves, dans une population dont la prémunition a totalement disparu.

2. Les médicaments

La disponibilité en médicaments et la politique de santé ont un rôle important. Il y a quelques années, l'OMS préconisait d'assurer une prophylaxie régulière aux deux populations cibles connues pour avoir la plus forte mortalité palustre : les enfants de moins de 5 ans et les femmes enceintes. Rapidement, il a été clair qu'en Afrique au moins, ceci était irréalisable, en raison des difficultés pour atteindre et convaincre l'ensemble des personnes concernées, et du fait d'un coût trop élevé. Cette politique est toujours préconisée pour les femmes enceintes mais sa réalisation est très partielle et difficile. La tendance actuelle est davantage d'identifier dans ces populations cibles les épisodes aigus (fièvre) présumés palustres et de les traiter efficacement et rapidement.

Il y a actuellement un marché de médicaments parallèle très important. La " pilule du marché " contient bien souvent de la chloroquine. Ceci permet sans doute une automédication rapide contre le paludisme, sans les difficultés du recours aux soins officiels, mais expose aussi à l'emploi de médicaments dont l'efficacité n'est pas certaine, les doses insuffisantes, rendant alors le paludisme plus difficile à reconnaître sans le guérir. On peut craindre aussi que la diffusion et l'emploi non contrôlés de ces médicaments ne renforcent la chimiorésistance à la chloroquine.

IV. Conclusion

La gravité du paludisme dépend de facteurs dont certains sont bien connus. Ils permettent de mieux cerner les conditions du risque de forme grave, et d'adapter les conditions de surveillance et de prévention, comme chez le petit enfant et la femme enceinte. Certains sont peu modifiables : virulence des souches parasitaires, réceptivité constitutionnelle des individus. Mais d'autres sont liés à des facteurs qui dépendent de l'activité humaine : éducation pour faire comprendre les mesures simples de prévention contre les moustiques et l'urgence à reconnaître et traiter un paludisme chez l'enfant, meilleure connaissance et contrôle du marché des médicaments, simplification du recours aux soins, rigueur de la prise en charge. La lutte contre le paludisme est et restera longtemps basée sur la prise de conscience de ce qui fait la gravité de la maladie, et sur la somme de mesures modestes ou ambitieuses adaptées aux conditions et possibilités locales.

Développement et Santé, n° 138, décembre 1998