Les mutilations sexuelles féminines dans les pays du Nord : quelles réalités, quels enjeux ?

Par Armelle Andro1, Béatrice Cuzin2 1. Sociodémographe, Ined, Université Panthéon Sorbonne, Paris I ; 2. Chirurgien, urologue, sexologue, Lyon, France

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L’excision est aussi un problème en Europe

Avec le développement des courants migratoires des pays d’Afrique sub-saharienne vers les pays de l’OCDE, les mutilations sexuelles féminines sont devenues un problème juridique, social et sanitaire dans les pays où elles n’étaient pas présentes. L’OMS estime ainsi que 5 % des femmes et filles mutilées vivraient dans les pays du Nord, d’immigration africaine. C’est tout particulièrement le cas en Europe depuis une trentaine d’années : la présence de femmes mutilées est liée à la féminisation des flux migratoires en provenance d’Afrique, qui s’est amorcée à la fin des années 1970. Si l’ensemble des pays européens n’est pas concerné dans les mêmes proportions, le parlement s’est néanmoins saisi de la question dès le début des années 2000 : une première résolution a été adoptée en 2001, condamnant les mutilations sexuelles féminines, et une seconde résolution sur la lutte contre ces pratiques dans l’Union Européenne est venue renforcer le dispositif en 2009 (1).

Combien de femmes concernées en Europe ?

La prévalence des MSF en Europe reste toutefois très mal connue : la résolution du Parlement européen du 24 Mars 2009 mentionne que 500 000 femmes vivant en Europe ont subi des MSF et que, chaque année, 180 000 femmes migrantes seraient à risque de subir ce type de pratiques, mais sans préciser la source de ces chiffres. Plusieurs pays européens ont cependant commencé à mener des enquêtes sur cette question afin de mieux connaitre l'étendue des MSF sur leur territoire. Cette connaissance est essentielle pour la mise en place de politique de lutte contre ces pratiques (2, 3).

Mais il est difficile de repérer et de comptabiliser les femmes concernées. Dans l’absolu, c’est seulement par un examen clinique de la région génitale des femmes que l’on pourrait comptabiliser le nombre de cas. Ce type de procédé est évidemment inenvisageable pour des raisons à la fois logistiques mais aussi et avant tout éthiques. C’est un phénomène qui concerne une population rare, qui touche un sujet tabou, marginal et pénalement réprimé et qui exige une expertise encore très peu répandue de la part des professionnels de santé. Enfin, une partie des femmes concernées est dans l’ignorance de son statut et la question fondamentale du respect de leur intégrité se poserait inexorablement dans ce cas.

Les enquêtes menées pour mieux connaître le phénomène sont donc généralement des enquêtes déclaratives ou indirectes qui permettent de produire une estimation de l’ampleur du phénomène. A l’heure actuelle, il n’existe pas d’enquête standardisée en Europe (au contraire des pays africains (voir l’article de C. Cappa : http://devsante.org/base-documentaire/sante-publique-prevention/mutilations-genitales-femininesexcision-bilan-statistiqu). Il existe cependant une étude européenne en cours, portée par l’EIGE sous la direction de Els Leye, et quelques estimations existent pour les pays les plus concernés par le sujet. Les situations sont très variables selon l’ancienneté des flux migratoires (4).

Pays Année Nombre de femmes concernées Nombre de filles à risque1
France Allemagne Grande Bretagne Italie Belgique Pays Bas 2004 2007 2007 2009 2011 2013 55 000 20 000 65 000 35 000 6 500 30 000 \- 4 000 30 000 \- 2 000 \-

1. Filles dont l'un des deux parents est originaire d'un pays où l'excision est pratiquée.

La plupart des pays européens se sont donc engagés dans la lutte contre les MSF à travers le renforcement de leur arsenal juridique visant à pénaliser ces pratiques, mais aussi à travers la mise en place de politique de prévention à destination des familles. Ces dispositifs ont fait preuve de leur efficacité dans les pays où l’on a assez de recul pour mesurer leurs effets (voir le cas de la France par exemple), mais il reste essentiel de soutenir la prévention auprès des fillettes et jeunes filles vivant en Europe. Les excisions semblent désormais plus rares sur le sol européen, elles restent une menace bien réelle dans la plupart des pays d’origine et ce risque doit donc être systématiquement pris en compte pour les jeunes filles dans les cas de séjour temporaire ou de reconduite dans les pays d’origine. Pour cela, il est essentiel de tenir compte des contextes sociaux et familiaux dans lequel cette pratique s’exerce ou non en contexte migratoire.

La dynamique sociale autour de l’abandon

ou la perpétuation de la pratique

Comment convaincre les parents d’abandonner cette pratique ? Et comment soutenir ceux qui sont déjà convaincus en leur donnant les moyens de s’en tenir à leur décision ? Pour ce faire, il faut comprendre les motivations, les contraintes et les stratégies des familles.

Les femmes victimes de mutilations sexuelles vivant en France et les fillettes susceptibles d’être mutilées doivent être prises en charge dans des dispositifs multiples et complémentaires. L’existence d’un cadre légal très coercitif est importante par son caractère dissuasif en premier lieu, mais aussi parce qu’il constitue, pour les familles concernées, une ressource sur laquelle elles peuvent s’appuyer. Mais au-delà de cet instrument, c’est à plusieurs niveaux que la prise en charge devrait être développée.

La prévention menée avec succès depuis plusieurs décennies dans le cadre du suivi pédiatrique des enfants garde toute sa pertinence, notamment pour les familles primo-arrivantes qui doivent être sensibilisées, suivies et soutenues dans l’abandon de la pratique de l’excision.

Le risque, repéré par les associations, de mutilations plus tardives, à l’adolescence notamment, ne doit pas être négligé même s’il ne concerne sans doute qu’une minorité de cas. Il apparaît assez nettement que l’entrée dans l’âge adulte des enfants, c’est-à-dire la prise d’autonomie, l’entrée dans la sexualité et tous les événements qui caractérisent cette phase, est une période à risque. Les difficultés dans les rapports entre parents et enfants (particulièrement dans le cas des filles) inhérentes à l’adolescence et exacerbées dans des familles confrontées à des conflits de normes, peuvent conduire des parents à envisager un retour au pays et à assumer le risque d’une excision. Il serait nécessaire de développer des formes d’accompagnement des parents dans le passage à l’âge adulte de leurs enfants, notamment les filles, de réfléchir à une préparation des parents à l’adolescence de leurs enfants, sous des formes se rapprochant de l’école des parents par exemple. C’est principalement autour de l’entrée dans la sexualité que les écarts entre les normes parentales et les normes sociales peuvent être les plus importants. Si l’éducation sexuelle doit continuer à être développée auprès des jeunes adolescents, notamment en milieu scolaire, il serait aussi important de proposer de l’éducation sexuelle pour les parents, même si la tâche est sans aucun doute relativement complexe. Il serait particulièrement important d’éduquer les familles à la question des droits sexuels.

Intervenir auprès de tous les acteurs concernés

Dans ces dispositifs de prévention, il est essentiel de réussir à impliquer davantage les hommes. Même si ces derniers se déclarent souvent peu concernés par le sujet, les entretiens menés auprès des femmes montrent bien leur rôle prépondérant dans les prises de décisions.

Un autre axe primordial de la prise en charge des MSF reste la formation des praticiens médicaux (médecins, gynécologues, sages-femmes, infirmières, etc.). La formation doit être développée sur les conséquences médicales de l’excision (c’est la démarche initiée dès 2007 par le ministère de la santé avec le concours d’ONG, et les résultats d’enquêtes telles que l’enquête Excision et Handicap (ExH) ont vocation à renforcer les connaissances et la pertinence des protocoles de prise en charge). Mais les professionnels de santé doivent aussi être formés sur le contexte social et familial des femmes et des familles concernées. Les enjeux autour de la sexualité et des dynamiques familiales entre pays d’accueil et pays d’origine doivent être mieux appréhendés (5).

Agir au Nord et au Sud

Enfin, la lutte contre les mutilations sexuelles féminines doit être conjointe dans les pays du Nord et du Sud. Les migrants restent généralement en relation avec leurs familles dans les pays d’origine et, de part et d’autre des frontières, les familles concernées sont attentives et sensibles aux changements mis enœuvre. Les programmes de lutte contre les MSF dans les pays d’origine trouvent un écho chez les migrants en Europe alors que la dénonciation de ces pratiques dans les pays d’Europe est répercutée dans l’opinion publique des pays d’origine.

Développer les études sur les conséquences en matière de santé

Les réalités des mutilations sexuelles, ce sont également leurs conséquences sur la santé qui doivent être connues de tous les acteurs et justifient l’abandon de cette pratique. Elles sont détaillées dans un autre chapitre. Même si les études ont été réalisées principalement dans les pays du Sud, la plupart restent d’actualité dans les pays du Nord. Les complications obstétricales méritent d’être rappelées : une première étude de l’OMS (6) a montré que les femmes qui ont subi des mutilations génitales féminines ont une probabilité nettement plus élevée de complications obstétricales que celles qui n’en ont pas subi. Il semble aussi que le risque augmente avec l’ampleur de la mutilation. Ces recherches ont permis de calculer qu’au-delà des énormes traumatismes psychologiques qu’elles entraînent, les MSF font supporter à la société des pertes de vie et des coûts financiers importants. Le coût des efforts des Etats pour prévenir ces mutilations sera compensé par les économies résultant des complications obstétricales évitées (7). C’est dans les pays du Nord également que les patientes auront plus de facilité à être prises en charge pour leurs troubles sexuels. Les études réalisées dans les pays du Sud et du Nord ont montré que l’excision du clitoris peut entraîner une diminution de l’expérience du plaisir sexuel et de l’orgasme, des douleurs lors des relations peuvent être également présentes (8).

L’enquête socio-démographique Excision et Handicap, réalisée en France en 2009 (5, 9) et qui a comparé l’état de santé d’un échantillon de femmes excisées à celui d’une population témoin de femmes non excisées, a montré qu’une attention particulière doit bien être portée à des risques reconnus (infections urinaires ou gynécologiques ; déchirures lors de l’accouchement). Elle montre également que les femmes concernées sont en demande d’écoute et d’informations sur les questions de sexualité. Parler de sexualité reste un sujet intime et parler de ses difficultés sexuelles est particulièrement difficile pour ces femmes migrantes originaires de sociétés dans lesquelles la parole sur la sexualité est rare. Mais, les femmes excisées interrogées sont très nombreuses à faire un lien spontané entre les difficultés qu’elles rencontrent dans la sexualité et leur excision, les considérant comme les principales gênes dans leur vie quotidienne. La recherche clinique sur les MGF doit donc être encouragée en intégrant la dimension anthropologique et sociétale. D’autre part, de telles données permettent d’évaluer les besoins sanitaires en structures de soins spécifiques (y compris la réparation chirurgicale) et leur localisation géographique préférentielle. Plusieurs pays du Nord, conscients de cette nécessité en termes de santé Publique, sont en train de créer des centres de référence pour la prise en charge des MGF.

Références

  1. WHO, 2008. Eliminating Female Genital Mutilation an Interagency Statement OHCHR, NAIDS, UNDP, UNECA, UNESCO, UNFPA, UNHCR, UNICEF, UNIFEM.WHO, Geneve.

  2. Carolan, M., 2010. Pregnancy health status of sub-Saharan refugee women who have resettled in developed countries: a review of the literature. Midwifery 26 (4), 407e414.

  3. Kaplan-Marcusan, A., Toran-Monserrat, P., Moreno-Navarro, J., Castany Fabregas, M.J., Munoz-Ortiz, L., 2009. Perception of primary health professionals about female genital mutilation: from healthcare to intercultural competence. BMC Health Services Research 9, 11.

  4. http://eige.europa.eu/sites/default/files/EIGE-Report-FGM-in-the-EU-and-Croatia.pdf

  5. Andro, A., Lesclingand, M., Cambois, E., Cirbeau, C., 2009. Volet quantitatif du projet Excision et Handicap (ExH): Mesure des lésions et traumatismes et évaluation des besoins en chirurgie réparatrice. Rapport final. fileadmin/CRIDUP/Rapport_final_ExH_volet_quantitatif.pdf (The QuantitativePart of the “Excision and Handicap” (ExH) Project: Measuring Lesions and Trauma and Evaluating the Need for Reconstructive Surgery. Final report).

  6. WHO study group on female genital mutilation and obstetric outcome, Banks E, Meirik O, Farley T, Akande O, Bathija H, Ali M. Female genital mutilation and obstetric outcome: WHO collaborative prospective study in six African countries. Lancet. 2006 Jun 3 ; 367(9525) : 1835-41.

  7. Bishai D, Bonnenfant YT, Darwish M, Adam T, Bathija H, Johansen E, Huntington D; FGM Cost Study Group of World Health Organization. Estimating the obstetric costs of female genital mutilation in six African countries. Bull World Health Organ. 2010 Apr ; 88(4) : 281-8.

  8. Berg RC, Denison E. Does Female Genital Mutilation/Cutting (FGM/C) Affect Women’s Sexual Functioning? A Systematic Review of the Sexual Consequences of FGM/C Sex Res Soc Policy (2012) 9 : 41-56.

  9. Andro A, Cambois E, Lesclingand M. Long-term consequences of female genital mutilation in a European context: self perceived health of FGM women compared to non-FGM women. Soc Sci Med. 2014 Apr ; 106 : 177-84.