Epidémiologie du sida dans le monde en 1996

Par Bernard Larouzé INSERM Unité 13, Institut de médecine et d'épidémiologie, Hôpital Bichat-Claude-Bernard, Paris.

Publié le

L'émergence du sida, découvert aux États Unis au début des années 1980, marque la fin d'une époque d'optimisme au cours de laquelle on avait pu croire que les problèmes de maladies infectieuses dans les pays industrialisés étaient, pour la plupart, sinon résolus, du moins solubles grâce aux progrès diagnostiques, thérapeutiques et vaccinaux. Quant aux pays en voie de développement, le sida n'a fait qu'alourdir une situation sanitaire préoccupante, précarisée par les difficultés économiques - et, dans plusieurs régions, politiques - de bien des pays.

Très vite après que le Center for Disease Control d'Atlanta eut attiré l'attention sur les premiers cas de sida, il est apparu que le monde industrialisé était, dans sa totalité, concerné par le problème. L'infection était plus fréquente parmi les toxicomanes, les homo- et bisexuels et les sujets polytransfusés. Alors que les courbes de fréquence du sida tendent à s'infléchir, le sida progresse certes lentement - dans la population hétérosexuelle. S'ajoutent aux cas de l'adulte les formes de l'enfant liées à la transmission maternelle. La répartition du sida dans les pays industrialisés est hétérogène. Ainsi, aux Etats-Unis, la Floride, la Californie, l'Est du pays sont particulièrement touchés. Pour prendre l'exemple de New York, la fréquence du sida est très élevée dans les quartiers les plus défavorisés habités par les "minorités " pauvres très touchées par la toxicomanie minorités qui constituent une sorte de quart monde. En Europe, la France est parmi les pays européens les plus touchés ; le sida est particulièrement fréquent en Ile-de-France, dans la région Provence-Côte d'Azur.

I. Transmission

Très tôt après la découverte du sida, les modes de transmission du VIH-1 ont été élucidés. La contagiosité des su jets infectés est d'ailleurs variable selon les stades de l'infection : les virémies que l'on peut considérer comme l'un des meilleurs indicateurs en la matière sont maximales dans les semaines suivant la contamination (contagiosité élevée) ; elles diminuent ensuite de façon significative mais augmentent en raison inverse du degré d'immunodépression (contagiosité à nouveau élevée). La transmission par voie sanguine est liée, pour l'essentiel, aux transfusions et à la toxicomanie intraveineuse (les risques de transmission liés aux soins, notamment piqûre avec une aiguille contaminée, semblent très faibles, comme en témoignent les études concernant le personnel soignant). Grâce au dépistage de l'infection chez les donneurs de sang et à l'exclusion des sujets infectés, la transmission transfusionnelle est devenue exceptionnelle. Elle demeure toutefois possible lorsque le test de dépistage est pratiqué dans les semaines suivant la contamination, le sujet étant alors infecté et contagieux mais encore séronégatif. D'une prévention particulièrement difficile est la transmission chez les toxicomanes qui utilisent les mêmes seringues et aiguilles et chez lesquels la réalisation des campagnes de prévention est d'une grande difficulté, campagnes qui concernent la mise à disposition de seringues neuves, l'utilisation de dérivés chlorés pour stériliser simplement seringues et aiguilles, la modification des habitudes de partage des seringues. La prévention du risque sexuel, centré sur l'usage des préservatifs, peut paraître simple mais c'est compter sans les comportements " dangereux " liés à une perception erronée du risque, notamment chez les adolescents et même chez les sujets les plus touchés.

II. L'Afrique

Particulièrement catastrophique est la diffusion du sida dans les pays en développement et, d'abord, dans les Caraïbes et en Afrique subsaharienne, l'ensemble des Caraïbes étant touché par l'épidémie à des degrés variables selon les île%. Dans cette région, la transmission hétérosexuelle occupe une place majeure comme c'est le cas en Afrique subsaharienne.

L'habitude veut que l'on représente la répartition du sida en Afrique sous la forme d'une carte dont les pays sont coloriés de façon différente, chacun dans sa globalité, pour exprimer le niveau atteint par la fréquence de l'infection. Cette représentation est fausse car il n'est pas un pays où la répartition de l'infection soit homogène. De façon générale, le sida est particulièrement fréquent en milieu urbain et le long des grands axes de communication, même si le gradient "ville/campagne" tend à s'atténuer dans les régions les plus touchées (sud de l'Ouganda par exemple). À l'intérieur même de chaque zone, certaines sous-populations sont particulièrement touchées : prostituées qui jouent un rôle important dans la diffusion de l'infection, sujets atteints de MST, sujets tuberculeux (l'infection par le VIH-1 favorisant le développement, chez un sujet infecté par le bacille tuberculeux, de la tuberculose). L'infection prédomine chez les sujets âgés de quinze à quarante-quatre ans et, dans de nombreuses régions, les femmes sont touchées plus précocement que les hommes. Les données de surveillance épidémiologique sont difficilement comparables d'un pays à l'autre, voire à l'intérieur d'un même pays : le recensement des cas de sida est inégal, malgré le développement d'une définition purement clinique de ce syndrome. La spécificité de cette définition est particulièrement faible en ce qui concerne le sida pédiatrique. Pour alléger la charge de travail et les coûts, les enquêtes séro-épidémiologiques sont, pour l'essentiel, réalisées sur des populations-sentinelles telles que les femmes enceintes, les sujets atteints de MST et les tuberculeux prélevés dans des sites considérés comme particulièrement informatifs. Ces populations ne sont pas à proprement parler représentatives, mais les résultats obtenus permettent d'avoir une vue schématique de la situation : avec, comme cela est souligné plus haut, une répartition hétérogène de l'infection. Les pays bordant les grands lacs d'Afrique Centrale (notamment : Ouganda, Zaïre, Burundi, Rwanda) sont particulièrement touchés, de même que l'ensemble des pays d'Afrique de l'Est (notamment: Kenya, Tanzanie). Au Rwanda, avant les événements politiques, une femme enceinte sur trois était séropositive à Kigali.

Dans l'ensemble de l'Afrique de l'Est, plus de 75 % des prostituées sont séropositives. L'infection par le VIH-1 est particulièrement fréquente parmi les migrants travaillant dans les mines de Zambie et d'Afrique du Sud, les faibles revenus de ces hommes célibataires les amenant à fréquenter des prostituées misérables, à risque d'infection particulièrement élevé. Certains pays semblent relativement peu touchés comme le Gabon où, cependant, la fréquence de l'infection a triplé au cours de ces dix dernières années, atteignant maintenant des chiffres de l'ordre de 3 % à Libreville. Des travaux sont en cours pour tenter d'expliquer les raisons de ces différences (moindre contagiosité des souches de VIH-1 sévissant dans ces pays, comportements sociaux et sexuels différents ?). L'épidémie de sida a connu une extension rapide en Côte d'Ivoire et dans les pays voisins. La situation des pays sahéliens est intermédiaire avec, là encore, des variations importantes à l'intérieur d'un même pays.

L'on considère à juste titre que la transmission hétérosexuelle joue un rôle majeur en Afrique subsaharienne, ce qui était prévisible compte tenu de la fréquence des MST dans cette région. Le rôle de la prostitution a été souligné plus haut mais il est loin d'être exclusif, ceci même si les prostituées jouent le rôle d'un core group à partir duquel, de relais en relais, l'infection VIH-1 diffuse dans la population. C'est en Afrique qu'a été montré le rôle favorisant des MST " classiques ", ulcérantes et non ulcérantes, dans la susceptibilité d'un sujet donné à l'infection VIH-1. La transmission sexuelle ne constitue pas le seul mode de transmission. La place de la transmission nosocomiale est discutée mais, maintenant encore, la transmission transfusionnelle demeure un problème. Même si le dépistage sérologique des donneurs infectés par le VIH1 était systématique - ce qui est loin d'être le cas dans bien des régions - un risque résiduel d'infection transfusionnelle persisterait, liée aux infections séronégatives au décours de la contamination, comme cela a été montré à Abidjan. Faut-il rappeler que, dans la plupart des pays d'Afrique subsaharienne, la prévention de l'infection VIH-1 a été un échec ? La promotion du préservatif n'y a eu qu'un succès limité, l'une des raisons étant, sans nul doute, la méconnaissance non tant des comportements sexuels que des mécanismes socio-psychologiques qui les déterminent. La situation est d'autant plus préoccupante que l'immunodépression associée au VIH-1 augmente la fréquence d'infections telles que la tuberculose qui, de ce fait, et à cause des carences de bien des programmes nationaux de lutte antituberculeuse, évolue maintenant sur un mode quasiment épidémique dans les régions les plus touchées par l'infection VIH.

À côté du VIH-1, un autre rétrovirus, le VIH-2, est également impliqué dans la pathogénie du sida. Il est moins virulent et moins contagieux que le VIH-1. Sa présence, chez un sujet donné, pourrait le protéger dans une certaine mesure de l'infection par le VIH-1. Ses modes de transmission sont identiques à ceux du VIH-1, mais sa diffusion géographique est beaucoup plus restreinte. Elle est, pour l'essentiel, limitée à l'Afrique de l'Ouest où le VIH-2 coexiste avec le VIH-1. Très particulière est la situation de la Guinée Bissao, pays lusophone situé au sud du Sénégal. Jusqu'à récemment, VIH-2 y était observé avec une fréquence atteignant 10 % chez l'adulte jeune dans la capitale Bissao. Dans ce pays, la fréquence de l'infection par VIH-2 est stable ; par contre, celle du VIH-1, récemment apparu, est en augmentation. Outre l'Afrique de l'Ouest, le VIH-2 est également observé, avec une fréquence faible, dans les autres ex-colonies portugaises du continent et, ce qui ne surprendra pas, chez les migrants originaires d'Afrique de l'Ouest vivant en Afrique -équatoriale. Dans le reste du monde, les infections par VIH-2 sont occasionnelles.

III. L'Amérique et l'Asie

L'Amérique du Sud - surtout le Brésil - est également très touchée par l'épidémie d'infection VIH-1. Dans les grandes villes, les facteurs de risque sont similaires à ce qui est observé en Europe et aux États-Unis, mais la transmission hétérosexuelle occupe une place beaucoup plus importante dans les couches de la population les plus défavorisées. En Amazonie, des populations marginales telles que les chercheurs d'or constituent un groupe à risque pour lequel la prostitution joue un rôle important. De véritables " routes de la drogue " allant des pays andins vers les grandes métropoles sont également des " routes du sida".

En Asie, alors que, dans les années suivant l'émergence du sida, la situation semblait stable, toutes les conditions étaient réunies pour que l'épidémie explose, ce qui s'est passé. En Inde par exemple, dans les grandes cités industrielles telles que Bombay, la très importante population de jeunes hommes séjournant pour de longues durées constituent une population à risque dans laquelle, en effet, l'infection par le VIH-1, comme les MST " conventionnelles ", diffuse avec une extrême vitesse. La prostitution joue, dans ce processus, un rôle majeur, avec un risque important de dissémination lorsque les migrants et les prostituées retournent dans leur village d'origine. Ce risque concerne certains pays de la région dont provient une partie non négligeable des prostituées. Particulièrement explosive est également la situation de la Thaïlande où l'infection par le VIH-1 s'est répandue très rapidement. La transmission y est sanguine (toxicomanie intraveineuse) et hétérosexuelle (rôle important, là encore, de la prostitution).

En Thaïlande, une relation a été établie entre le génotype viral et le mode de transmission, montrant l'intérêt de l'épidémiologie génétique du VIH (en l'occurrence, le VIH-1). Récemment, le sous-type viral O a été détecté avec une fréquence particulièrement élevée au Cameroun. Ce type O qui n'est pas détecté par certains tests sérologiques pose de ce fait le problème de l'identification des donneurs de sang infectés. Des études sont en cours pour établir la distribution géographique de ces variants, pour évaluer leur pathogénicité et la contagiosité relative des sujets qu'ils infectent.

Particulièrement répandue dans les pays en développement, en progression tout particulièrement en Afrique subsaharienne et en Extrême-Orient, l'infection par le VIH (ou, plus précisément les VIH) est en extension. Les campagnes de prévention, dans bien des régions, se sont soldées par un échec, alors que les modes de transmission et les outils de prévention sont connus. Il ne suffit pas qu'ils paraissent simples. Ils doivent être utilisés, ce qui suppose de modifier les comportements et les mentalités. Et, dès lors, tout se complique.

Développement et Santé, n°121, février 1996