Mutilations sexuelles féminines, le cas de Tostan au Sénégal : les droits humains comme fondement des changements sociaux

Par Marine Casaux-Bussière Tostan France

Publié le

Née au Sénégal, l’organisation non gouvernementale Tostan met en œuvre depuis vingt-cinq ans sur le territoire africain un programme d’éducation non formelle en langues nationales. La problématique de l’excision et de son abandon n’a surgi dans les activités de l’organisation qu’au milieu des années 1990, au Sénégal. Le premier abandon collectif dans le pays, par le village de Malicounda Bambara, a été l’un des points de départ pour comprendre les mécanismes qui sous-tendent les dynamiques de changement social au sein des communautés.
Tostan a depuis étendu son modèle à huit pays africains où des communautés se mobilisent à leur tout pour l'abandon de l'excision.

I. Le Programme de Renforcement des Capacités Communautaires (PRCC) : l’éducation basée sur les droits humains

Tostan travaille dans la durée avec les populations des villages qui reçoivent son Programme de Renforcement des Capacités Communautaires (PRCC). D’une durée de trois ans, ce programme communautaire n’est pas centré sur la question de l’excision. Il aborde des thèmes transversaux tels que la gouvernance, l’éducation, la santé, l’économie et l’environnement.

Les premières séances du programme de Tostan facilitent la prise de confiance en soi et permettent de créer un climat propice au dialogue et au fait d’aborder des sujets sensibles. Dans les discussions consacrées aux droits humains, les participants, et en particulier les femmes, développent leur capacité à s’exprimer en public, apprennent leur droit à la santé et leur droit à être protégés contre toute forme de violence. Ils discutent aussi des responsabilités attachées à ces droits. Certaines des séances consacrées à la santé permettent aux participants de recevoir de nouvelles informations sur les conséquences néfastes à court et à long terme de la pratique de l’excision.

En pratique, un « facilitateur » ou une « facilitatrice », issu(e) de la zone d’intervention et formé(e) par Tostan aux techniques de facilitation, anime trois fois par semaine deux classes de 40 à 50 participants, l’une composée d’adultes et l’autre d’adolescents. Le programme est organisé en deux phases, décomposées en modules :

  • Phase 1 : le Kobi (préparer la terre pour la semence en langue mandingue) : réflexion et apprentissage des concepts relatifs à la démocratie, aux droits humains, au processus de résolution des problèmes mais également sessions d’informations sur l’hygiène et la santé.
  • Phase 2 : l’Aawde (semer en langue pulaar) : alphabétisation, calcul, gestion, techniques de mobilisation sociale et de leadership.

La représentation des concepts des droits humains par des images faciles à comprendre permet de les employer dans des sketches, des chansons, des poèmes et d’autres éléments de la tradition orale. Les participants peuvent ainsi s’impliquer pleinement dans le processus d’apprentissage.

Le rapport « La dynamique du changement social. Vers l’abandon de l’excision/mutilation génitale féminine dans cinq pays africains » de l’Unicef (2010) souligne : « l’expérience dans les communautés montre que des droits humains renforcent la confiance, surtout chez les filles et les femmes qui acquièrent ainsi le courage d’exprimer leurs opinions et d’articuler leurs inquiétudes en matière de santé lors de réunions de village, même face à une audience beaucoup plus vaste, à travers les médias » (p.15).

Les participants sont encouragés à identifier et analyser des situations (par exemple la violence domestique) puis à trouver des solutions (par exemple : création de comités de protection) et à examiner ces problèmes au regard des droits humains (par exemple : Droit à être protégé contre toute forme de violence). La réappropriation des droits est ainsi plus facile car ils sont abordés au regard des valeurs locales.

Tout au long du programme, plutôt que de condamner ou de critiquer, Tostan encourage le dialogue sur l’excision et facilite la remise en question d’une pratique qui est souvent considérée comme immuable.

II. Une sensibilisation élargie grâce à la « diffusion organisée »

Les premiers cas d’abandon collectif de l’excision au Sénégal et les recherches théoriques ont permis de comprendre que la pratique est une « norme sociale ». Concrètement, cela signifie que la décision de faire exciser sa fille est le produit d’attentes réciproques : une famille respectera une norme sociale parce qu’elle voit que les autres familles la respectent et parce qu’elle pense que c’est ce que l’on attend d’elle. Par ailleurs, ne pas respecter la règle et ne pas faire exciser sa fille peut conduire à des sanctions sociales telles que l’ostracisme, la désapprobation ou encore l’impossibilité pour une fille de se marier. Par conséquent, l’abandon d’une norme sociale passe par le changement des attentes au sein du groupe de référence et par la promotion de ces nouvelles attentes réciproques au sein de ce même groupe : la diffusion de l’information et la prise de décision doivent donc être coordonnées et ne peuvent résulter d’une seule personne ou famille.

Pour atteindre une masse critique d’individus et de communautés et faire ainsi basculer la norme sociale, Tostan s’appuie sur la stratégie de la « diffusion organisée ». Le programme d’éducation est mis en œuvre dans de grandes communautés (villages ou quartiers) susceptibles d’avoir de l’influence dans la zone. Chaque participant «adopte» un ami ou un membre de sa famille avec qui il partage l’information reçue en classe. Parallèlement, les villages associent jusqu’à cinq villages environnants, ce qui engage la communauté dans un changement à l’échelle départementale. Souvent, les participants les plus engagés se déplacent avec les leaders traditionnels et religieux dans les villages voisins ; ils invitent parfois aussi ces villages à passer la journée chez eux et organisent des séances de sensibilisation.

Des tournées de sensibilisation, impliquant les élus locaux, les chefs de villages, les anciennes exciseuses, les imams, les adolescents, les enseignants, les journalistes, les leaders d’associations de femmes, les notables, les responsables des services déconcentrés de l’Etat, les matrones et le personnel sanitaire local, sont organisées par les Comités de Gestion Communautaire (CGC). Composé de 17 membres, dont au moins la moitié de femmes, le CGC est formé par Tostan aux activités de sensibilisation, de mobilisation sociale et aux techniques de gestion de projet. Il assure la pérennité des acquis du programme.

Dans chaque région du Sénégal, des émissions de radio, diffusées de façon hebdomadaire sur les stations communautaires, contribuent à transmettre aux communautés qui n’ont pas accès aux classes des connaissances sur la démocratie, la santé et les droits humains.

Enfin, Tostan facilite l’organisation de rencontre inter-villageoises (RIV), intergénérationnelles (RIG) et inter-quartiers (RIQ). Ces discussions publiques, impliquant un ensemble de communautés liées entre elles, favorisent l’émergence de consensus à l’échelle départementale ou régionale.

Conscient de l’importance d’impliquer l’ensemble des membres d’un réseau social pour parvenir à un changement social durable, Tostan facilite aussi les liens et les discussions dans les zones transfrontalières, ainsi qu’entre les communautés et leurs ressortissants résidant en Europe ou aux Etats-Unis.
Dans cette même dynamique de partage et de vulgarisation de ses activités, Tostan renforce le partenariat avec les ONG intervenant dans les mêmes zones, les autorités gouvernementales et les élus locaux à travers des séminaires d’information et des réunions interdépartementales.

III. Les déclarations publiques d’abandon de l’excision

Grâce à ce processus, de nombreuses communautés interconnectées décident d’elles-mêmes d’abandonner l’excision, parfois sans même avoir directement pris part au programme de Tostan.
Sont organisées des « déclarations publiques d’abandon ». Ces cérémonies festives sont des moments de liesse qui regroupent des représentants de villages, des autorités gouvernementales, traditionnelles, religieuses, des associations et des médias. Elles permettent de partager la décision d’abandon de l’excision, souvent couplée à celle des mariages précoces/forcés avec un nombre plus grand de communautés, et ainsi de changer les attentes concernant les filles et les femmes.

Si les déclarations publiques représentent un moment fort de l’engagement des communautés, elles ne constituent pas le point d’achèvement du processus. Elles indiquent qu’une masse critique d’individus a décidé de renoncer à la pratique de l’excision et encourage publiquement les autres à faire de même. Des représentants de villages n’ayant pas encore renoncé à la pratique sont par exemple invités à participer afin de comprendre que le changement est possible.

Tostan a mis en place des outils de collecte de données statistiques auprès des CGC pour les initier à assurer des activités de suivi/supervision de l’abandon de l’excision et des mariages des enfants. A la fin du programme de Tostan, les CGC, en relation avec les Comités départementaux de protection de l’enfant (CDPE), rendent compte mensuellement aux Préfets de l’évolution des statistiques collectées par les Agents porteurs de dynamique communautaire (APDC) qui représentent les relais entre les CGC et les CDPE.

Quelques chiffres sur le Sénégal
  • 26 % : taux de prévalence de l’excision au Sénégal chez les femmes de 15 à 49 ans (Unicef, 2013)
  • 470 communautés reçoivent le PRCC de Tostan au Sénégal
  • 5800 communautés ont participé à des Déclarations Publiques pour l’abandon de l’excision
  • Jusqu’à 77 % : taux d’abandon réel après les déclarations publiques au Sénégal (évaluation externe Macro International/Unicef, 2008)
Quelques clés du programme Tostan
  • L’apprentissage des droits humains est le socle des autres apprentissages.
  • L’héritage culturel est un outil du développement : utilisation des langues nationales et des traditions orales.
  • Tostan n’utilise jamais un langage/des images qui choquent, blâment ou jugent.
  • Les participants engagés sont les meilleurs agents de mobilisation sociale.
  • Le programme aide les gens à prendre des décisions ensemble plutôt que de manière isolée : il tient compte des réseaux sociaux.
  • Le programme est non directif.
  • Le programme est inclusif : il s’adresse aux femmes comme aux hommes et il est intergénérationnel.
1997 : l’origine des déclarations publiques au Sénégal Le 31 juillet 1997, un événement inattendu survient au Sénégal : les femmes d’un village bambara annoncent publiquement qu’elles renoncent désormais à faire exciser leurs filles. Pour la première fois, 35 femmes ont pu, dans le cadre des classes de Tostan, partager leurs expériences, discuter d’un sujet qui était tabou et mener une réflexion critique sur une situation qu’elles considéraient comme donnée. Elles identifient pour la première fois l’excision comme une violation de leur droit à la santé et de leur droit à être protégées contre toute forme de violence.

Le Serment de Malicounda représente un engagement fort, né du consensus de l’ensemble d’une communauté. Au milieu des années 1990, un tel phénomène est encore inédit au Sénégal où l’excision reste une pratique traditionnelle ancrée chez de nombreux groupes de populations. Si l’événement est historique, il ne suscite pas dans un premier temps l’approbation des villages voisins.

Documents stratégiques pour l’abandon coordonné des pratiques néfastes

  • Changer une convention sociale néfaste (Digest Innocenti-Unicef) - 2005 : cet outil pratique auquel a participé Tostan allie connaissances tirées de l’expérience de terrain à des théories scientifiques éprouvées, pour faire le point sur les progrès accomplis et les stratégies à adopter en matière d’abandon de l’excision: http://www.unicef-irc.org/publications/pdf/fgm_fr.pdf
  • Stratégie coordonnée pour l’abandon de l’excision en une génération (Unicef) - 2007 : ce document de travail décrit une approche programmatique de l’excision axée sur les droits humains. Il a pour but de guider les programmateurs qui œuvrent pour l’abandon à grande échelle de cette pratique néfaste en Egypte, au Soudan, et dans les pays d’Afrique subsaharienne : http://www.childinfo.org/files/fgmc_Coordinated_Strategy_to_Abandon_FGMC__in_One_Generation_fren.pdf
  • Eliminer les mutilations sexuelles féminines. Déclaration interinstitutions - 2008 : l’ensemble des institutions concernées des Nations-Unies (OMS, UNICEF, UNESCO, UNIFEM, ONUSIDA, HCR…) fait le point sur la persistance de la pratique et endosse la stratégie de son abandon en une génération : http://www.who.int/reproductive-health/publications/fr/fgm/fgm_statement_2008_fr.pdf
  • La dynamique du changement social. Vers l’abandon de l’excision/mutilation génitale féminine dans cinq pays africains, Unicef (Centre de recherche Innocenti) - 2010. Cette étude de la dynamique sociale qui accompagne l’abandon de l’excision dans cinq pays (Egypte, Ethiopie, Kenya, Sénégal et Soudan) vise à fournir des informations destinées aux mesures politiques et programmes visant l’abandon de la pratique.