Aspects chirurgicaux de la drépanocytose

Par Jacques PENOT

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Tout chirurgien qui travaille en Afrique doit bien connaître la drépanocytose.

A titre d'exemple voici deux cas rapportés dans le livre de W W. Davey :

  • 1er cas : Une petite fille de cinq ans, fille d'un médecin du Nigéria, est admise en urgence dans un hôpital pour une violente crise douloureuse abdominale. Craignant une urgence chirurgicale, elle fut opérée très rapidement, avant les résultats des examens sanguins. A l'intervention, rien d'anormal dans !'abdomen, à part une rate un peu volumineuse: immédiatement après l'intervention se produit un arrêt cardiaque suivi rapidement du décès de l'enfant. Les examens biologiques reviennent alors du laboratoire et montrent une hémoglobine très basse, inférieure à 30 %, avec des hématies falciformes à l'examen direct du sang. Il s'agissait d'une drépanocytose homozygote SS.
  • 2ème cas : Un athlète africain de 33 ans, champion de saut à la perche de son pays, se rendait en Europe dans un avion préssurisé. Soudain, il ressentit une violente douleur sous-costale gauche, on lui a administré de l'oxygène jusqu'à l'arrivée et dans l'hôpital où il fut transporté, on découvrit qu'il avait une rate très volumineuse et très douloureuse. Il s'agissait d'un infarctus splénique chez un drépanocytaire hétérozygote AS. Méconnu, cet accident avait été favorisé par la baisse de pression de l'oxygène à haute altitude, bien que l'avion ait été préssurisé. La guérison fut rapide et ce jeune athlète a regagné son pays par bateau.

Généralités
En Afrique il y a trois sortes d'individus selon la présence ou non de l'hémoglobine S anormale dans les globules rouges.

  • 1 - Les individus normaux, sains, qui ont reçu de chacun de leurs parents une hémoglobine A normale, ils sont AA homozygotes.
  • 2 - Les SS homozygotes (1 % des nouveau-nés en Afrique de l'Ouest) ont reçu de chacun de leur deux parents l'hémoglobine anormale S, ils sont drépanocytaires et beaucoup mourront jeune sans avoir eu d'enfants. Ils sont particulièrement fragiles et chez eux une anesthésie générale et une intervention chirurgicale, même minime, peut entraîner un accident mortel (cas N° 1).
  • 3 - Les AS hétérozygotes (20 % de la population en Afrique de l'Ouest) ont reçu de l'un de leurs parents une hémoglobine à normale et, de l'autre, une hémoglobine S anormale. Ils sont porteurs du " trait drépanocytaire ", mais peuvent sembler en bonne santé apparente pendant longtemps (cas n° 2). Cependant ils risquent de transmettre à leurs enfants l'hémoglobine S anormale et à l'occasion d'une intervention chirurgicale sous anesthésie générale conduite sans précaution, ils peuvent faire des crises d'hémolyse ou des accidents emboliques (au niveau des vaisseaux abdominaux surtout).

Les crises abdominales de la drépanocytose
Elles peuvent tromper le chirurgien (cas n° 1). Elles sont dues à des embolies formées par les hématies falciformes dans les petits vaisseaux abdominaux. Cela se traduit par des douleurs abdominales violentes avec vomissements et défense de la paroi abdominale à la palpation. On pense à une urgence chirurgicale (péritonite ou occlusion) mais l'opération ici est inutile et très dangereuse.

Les atteintes osseuses de la drépanocytose
Les petites embolies, des hématies falciformes dans les vaisseaux des os longs des membres, entraînent des infarctus osseux qui peuvent s'infecter secondairement par l'action des germes du groupe des Salmonella en général, ce qui réalise alors une ostéite drépanocytaire, avec suppuration osseuse et formation de séquestres osseux.

L'anesthésie générale chez le drépanocytaire
Peut être dangereuse car une baisse de la pression d'oxygène va provoquer une destruction massive (hémolyse) des hématies, surtout chez le drépanocytaire homozygote SS, qui est particulièrement fragile. D'autres facteurs favorisent cette hémolyse au cours d'une intervention chirurgicale

  1. L'emploi d'un garrot sur un membre.
  2. Une hypotension artérielle plus ou moins prolongée.
  3. Une hypothermie.

En pratique, il faut :

A - D'abord reconnaître la drépanocytose

Chez tout jeune Africain qui doit subir une intervention chirurgicale, sous anesthésie générale. Il faut bien se souvenir que le porteur d'hémoglobine AS (hétérozygote) peut sembler en parfaite santé (cas n° 2 du champion de saut à la perche). Donc, systématiquement chez tous les enfants et adolescents qui doivent être opérés, il faut demander au laboratoire :

  1. Numération - formule sanguine, chez l'homozygote SS l'anémie est constante.
  2. Dosage d'hémoglobine, un dosage inférieur à 60 % (8 grammes) fait soupçonner une drépanocytose homozygote SS.
  3. Un test d'Emmel, facile à réaliser, qui montre les hématies falciformes.
  4. Seule l'électrophorèse de l'hémoglobine permet de distinguer la forme homozygote SS de la forme hétérozygote AS.

Malheureusement, c'est un examen plus complexe qui ne peut être fait que dans un hôpital bien équipé. La drépanocytose ainsi reconnue, même si l'on n'a pas pu faire l'électrophorèse, le chirurgien doit éviter les opérations qui ne sont pas strictement indispensables, par exemple, ne pas opérer une hernie ombilicale qui ne risque pas de s'étrangler. Et chaque fois que cela est possible, il utilisera une anesthésie locale beaucoup moins dangereuse chez le drépanocytaire qu'une anesthésie générale.

B - Si l'intervention est indispensable sous anesthésie générale

Par exemple, devant une hernie étranglée ou une fracture ouverte de jambe, il faut prendre certaines précautions surtout chez l'homozygote SS qui est très exposé.

1 - Avant l'intervention Si l'urgence n'est pas extrême, il faut se baser sur la numération et le dosage d'hémoglobine. Si l'anémie est importante avec un taux d'hémoglobine inférieur à 6 grammes, il faut transfuser du sang non drépanocytaire en quantité importante, jusqu'à remplacer environ 70 % de la masse sanguine. Si l'anémie est nulle ou modérée (hémoglobine supérieure à 6 grammes) il vaut mieux ne pas transfuser avant l'opération. Certains auteurs conseillent de placer une perfusion de sérum bicarbonaté intra-veineux (3,3 ml par kg, par heure) pour alcaliniser le milieu sanguin, l'acidose favorisant la formation d'hématies falciformes. Enfin, la prémédication doit être très légère, ou comporter seulement de l'atropine.

2 - Pendant l'opération, il faut :

  • éviter l'emploi d'un garrot, si celui-ci est indispensable, il faut bien vider avec une bande d'Esmach le sang du membre, avant de poser le garrot;
  • éviter l'hypotension, limiter au maximum les pertes sanguines et transfuser au fur et à mesure pour remplacer ces pertes sanguines;
  • éviter l'hypothermie, se méfier des salles d'opération ou des chambres trop bien climatisées;
  • surtout éviter l'hypoxie, c'est-à-dire la diminution de l'oxygénation des tissus, l'anesthésie doit être légère, éviter le protoxyde d'azote, donner largement de l'oxygène au masque jusqu'au réveil. Les perfusions intraveineuses de Dextran, de Rhéomacrodex ou de sérum bicarbonaté sont recommandées, pour éviter le ralentissement circulatoire et la formation de micro-embolies dans les vaisseaux.

3 - Après l'opération Il faut continuer pendant au moins 24 heures l'oxygénation et les perfusions intraveineuses, il faut contrôler le taux d'hémoglobine et le chiffre de globules rouges par des numérations répétées, pour déceler à temps une crise d'hémolyse. ATTENTION !

    • Chez un drépanocytaire, une opération peut être mortelle !
    • Quel est le taux d'hémoglobine?
    • Le test d'Emmel a-t-il été fait?

CONCLUSION Si ces précautions sont respectées, une anesthésie générale chez un drépanocytaire hétérozygote AS doit se passer normalement. Chez un homozygote SS, les risques d'accident mortel restent élevés malgré toutes les précautions.