Transmission du VIH de la mère à l'enfant
Quinze ans après le début de l'épidémie, on estime que, sur près de 22 millions de personnes infectées par le virus de l'immunodéficience humaine (VIH) dans le monde, 2 millions sont des enfants. Environ 10 % de ces enfants ont été contaminés à l'occasion d'une transfusion ou d'une injection avec du matériel mal stérilisé. Ce pourcentage devrait cependant décroître grâce au dépistage systématique des dons du sang, à une limitation sévère des indications de la transfusion et à la sensibilisation des personnels soignants à l'importance de l'asepsie. Aujourd'hui, la transmission du VIH de la mère à l'enfant explique la grande majorité des cas d'infection pédiatrique. Les enfants des pays en voie de développement, en particulier ceux d'Afrique subsaharienne, sont touchés de façon disproportionnée puisqu'on estime que 98 % des femmes en âge de procréer infectées par le VIH vivent dans ces pays ( Mann J, Tarantola, eds. Aids in the world : redefining the global HIU/AIDS pandemic, a pamphlet ta be used in aids in the world. Volume II, Global AIDS Policy Coalition. New York : Oxford University Press, 1996).
I. La difficulté du diagnostic chez l'enfant
Tous les enfants qui naissent d'une mère séropositive sont eux-mêmes séropositifs à la naissance, du fait du passage au travers du placenta des anticorps anti-VIH de la mère. Mais seul environ un tiers de ces enfants est effectivement infecté par le VIH. Les anticorps maternels disparaissent progressivement chez les enfants non infectés et ceux-ci deviennent séronégatifs, en général, entre quinze et dix-huit mois. En revanche, les enfants infectés commencent à produire très tôt leurs propres anticorps de telle sorte que leur sérologie ne se négative pas ou se négative de façon très transitoire. Le diagnostic d'infection à VIH ne peut donc être fait avec certitude par la sérologie (tests ELISA ou Western blot) qu'à partir de l'âge de dix-huit mois. La clinique permet parfois de faire le diagnostic plus tôt, mais les signes sont en réalité peu spécifiques : diarrhées et infections chroniques, amaigrissement, arrêt de la croissance permettent rarement à eux seuls de différencier le sida des autres pathologies de l'enfance fréquentes sous les tropiques. De plus, un certain nombre d'enfants meurent rapidement avant même que le diagnostic n'ait pu être évoqué. Plusieurs techniques permettant de faire un diagnostic d'infection dès les premières semaines de vie ont été mises au point récemment. Ces techniques, telles que la polymerase chain reaction ou PCR, la culture de virus, ou la recherche de l'antigénémie permettent de détecter la présence du virus lui-même et non pas seulement celle des anticorps. Elles sont malheureusement coûteuses et complexes et sont rarement accessibles en Afrique.
II. Taux de transmission
Le pourcentage d'enfants nés de mère positive qui se révéleront finalement infectés (taux de transmission), varie considérablement, selon les études, de 13 % à 20 % en Europe et de 23 % à 40 % en Afrique (Dabis F, Msellati P, Dunn D, et al. Estimating the rate of mother-to-child transmission of HIV. Report of a workshop on methodological issues. Ghent (Belgium), 17-20 February 1992. AIDS 1993 ; 7 : 1139-48).
Clairement, les taux de transmission sont plus élevés en Afrique. Les types de virus en cause, le stade d'évolution de la maladie chez les mères, l'environnement infectieux, parasitaire et nutritionnel dans lequel elles vivent, les conditions de l'accouchement et d'allaitement de l'enfant, sont autant de facteurs susceptibles de jouer un rôle dans la plus ou moins grande fréquence de la transmission.
III. Moment de la transmission
Depuis longtemps, on sait que le virus peut se transmettre en cours de grossesse, au moment de l'accouchement ou après la naissance, au cours de l'allaitement, mais la proportion d'enfants infectés à chacun de ces moments clés n'est pas connue avec précision.
Des études récentes utilisant les nouvelles techniques de détection précoce du virus, montrent qu'environ un quart des enfants sont infectés dans les dernières semaines de la grossesse, la moitié pendant le travail et l'accouchement, et le dernier quart à l'occasion de l'allaitement maternel. Ces proportions varient sans doute en fonction de facteurs maternels, des conditions de l'accouchement, et des conditions d'allaitement que nous allons passer maintenant en revue.
IV. Facteurs favorisant la transmission et conséquences en termes de prévention
1. Facteurs maternels
Lorsqu'en cours de grossesse, la mère est à un stade avancé de la maladie, a un déficit immunitaire sévère et/ou une quantité importante de virus dans le sang, le risque de transmission mère-enfant est considérablement accru. Cette constatation est à l'origine de l'utilisation de médicaments antiviraux comme l'AZT pour prévenir la transmission mèreenfant. L'efficacité de cette méthode a été démontrée au cours d'un essai clinique réalisé récemment aux États-Unis et en France (ACTG 076). Dans cette étude, aucune femme n'allaitait son enfant au sein. Celles qui avaient reçu de l'AZT pendant les derniers mois de la grossesse (en moyenne pendant trois mois) et dont l'enfant avait été lui-même traité par AZT pendant six semaines, n'ont transmis le virus à leur enfant que dans 7 % des cas, alors que les femmes non traitées ont transmis le virus dans 28 % des cas (Connor EM, Sperling RS, Gelber R, et al. Reduction of maternal-infant transmission of human immunodeficiency virus type 1 with zidovudine treatment. New Engl J Med 1994; 331 : 1173-80.).
L'utilisation d'antiviraux n'est pas la seule option. Il a, en effet, été montré au Malawi que les femmes qui avaient une carence en vitamine A avaient un risque accru de transmettre le virus à leur enfant (Semba RD, Miotto P, Chiphangwi JD, et al. Maternal vitamin A deficiency and mother-to-child transmission of HIV-1. Lancet 1994 ; 1593-7).
Une supplémentation par vitamine A des femmes en cours de grossesse a donc été proposée pour prévenir la transmission mère-enfant du VIH et est actuellement à l'essai au Malawi et en Tanzanie. L'intérêt de cette intervention relativement peu onéreuse est qu'elle peut être proposée à toutes les femmes, sans qu'il soit nécessaire de les tester pour le VIH au préalable. De plus, du fait de son activité antiinfectieuse générale, la vitamine A est potentiellement bénéfique pour tous les enfants et leurs mères indépendamment de l'infection à VIH.
2. Facteurs liés à l'accouchement
Un certain nombre d'études ont montré que, quand la rupture de la poche des eaux était prolongée, les enfants avaient un risque accru de s'infecter. De même, les enfants nés par voie vaginale semblent plus à risque que ceux nés par césarienne. Ces différences ne sont pas très grandes, mais elles indiquent qu'une grande partie des infections survenant au cours de l'accouchement pourrait être due à l'exposition de la peau et des muqueuses du nouveau-né au virus présent dans le sang et les sécrétions vaginales de la mère. La réduction de la quantité de virus dans la filière génitale peut être obtenue comme précédemment par l'administration par voie générale d'un antiviral tel que l'AZT donné quelques jours avant l'accouchement. Le même effet pourrait être obtenu de façon plus simple par une désinfection vaginale à l'aide d'un produit virucide. Cette désinfection, peu onéreuse, relativement facile à administrer au moment de l'accouchement et potentiellement bénéfique pour prévenir d'autres infections néonatales, peut de plus être pratiquée chez toutes les femmes sans test VIH préalable. Malheureusement, un essai effectué au Malawi n'a pas permis de démontrer son efficacité (Miotti P, Taha T, Chiphangwi J, et al. An intervention to reduce mother-to-child transmission of HIV and other infections in Malawi. IXe conférence internationale sur le sida en Afrique, Kampala, décembre 1995. abstract TuC125).
Il est clair que toutes les procédures qui réduisent les contacts entre la mère et l'enfant au cours de l'accouchement sont susceptibles de réduire le risque de transmission. Un essai est en cours en Europe pour tester l'effet des
césariennes programmées. Du fait de son coût élevé et de la forte morbidité maternelle qu'elle occasionne, il est improbable que la césarienne puisse être systématiquement proposée aux femmes séropositives en Afrique.
3. Facteurs liés à l'allaitement
L'allaitement maternel expose les enfants à un risque supplémentaire de transmission estimé à environ 14 %. La façon la plus évidente de prévenir cette transmission post-natale serait de ne pas allaiter. C'est la recommandation faite aux femmes infectées par le VIH dans les pays industrialisés, où il s'agit de peser un risque grave de contamination de l'enfant par le VIH au cours de l'allaitement au sein, contre un risque établi de surmortalité lié à l'allaitement artificiel.
Dans ses recommandations les plus récentes (1995), l'OMS conseille l'allaitement maternel pour toutes les femmes, y compris les femmes séropositives, lorsque les conditions d'hygiène ou la situation économique ne permettent pas d'utiliser l'allaitement au biberon de façon sûre pour l'enfant. L'allaitement artificiel est en effet coûteux et difficile à administrer correctement dans les situations précaires.
Pourtant, les situations urbaines africaines où les femmes peuvent sans danger nourrir artificiellement leur enfant ne sont pas si rares, et ce sont justement dans les villes que les infections à VIH sont les plus fréquentes. Dans une étude faite à Soweto, en Afrique du Sud, les femmes séropositives étaient amenées, après une information adaptée, à choisir le mode d'allaitement pour leur enfant. Le taux de transmission a été de 38 % chez les femmes qui avaient allaité artificiellement (Gray G, Mclntyre JA. Différences in growth and illness between breastfed and formula fed infants born to HIV positive women in Soweto. IX, conférence internationale sur le sida en Afrique, Kampala, décembre 1995. Abstract TuB280).
Les auteurs ont aussi observé que dans le contexte urbain de leur étude, la morbidité et la mortalité des enfants nourris au biberon ne différait pas de celle des enfants nourris au sein. Ces résultats préliminaires suggèrent que lorsqu'il peut être surveillé médicalement, l'allaitement artificiel pourrait être une option pour les femmes séropositives africaines.
V. Mesures de prévention
La seule intervention préventive dont l'efficacité est à l'heure actuelle démontrée, est l'administration, d'AZT pendant la période périnatale. Aux tats-Unis comme en Europe, ce traitement est systématiquement proposé aux femmes séropositives. Malheureusement, 99 % des cas de transmission mère-enfant du VIH surviennent dans les pays en voie de développement qui, pour la plupart, ne sont pas en mesure de proposer un traitement aussi long, complexe et coûteux. Faire bénéficier les femmes des pays en voie de développement des dernières découvertes de la recherche médicale est donc un défi sévère posé aux scientifiques et aux responsables de santé publique. Certaines interventions, les plus efficaces, apparaissent à première vue très coûteuses, et complexes. D'autres, d'une efficacité plus limitée, semblent très simples et a priori particulièrement adaptées à la situation des pays en voie de développement. L'important est de mettre en relation le coût de chaque intervention avec le nombre d'infections pédiatriques qu'elle est susceptible d'éviter. Ainsi, l'analyse préliminaire des diverses interventions envisagées aujourd'hui montre que les contraintes sont beaucoup plus du domaine logistique que du domaine économique et que la plupart d'entre elles constituent des mesures de santé publique dont le rapport coût-efficacité est extrêmement favorable. Il est comparable à celui d'autres interventions comme le programme élargi de vaccination, ou la lutte contre les maladies diarrhéiques qui ont largement contribué au cours des dernières décennies à la diminution de la mortalité infantile dans les pays en voie de développement. Or ces acquis sont aujourd'hui remis en question par le sida.
Il apparaît donc nécessaire aux scientifiques de tester, dans le respect de l'éthique médicale, toutes les approches qui pourraient donner aux femmes séropositives une chance de donner naissance à un enfant en bonne santé : des régimes d'AZT raccourcis et simplifiés ; l'utilisation d'autres antiviraux ; mais aussi d'autres approches comme la supplémentation en vitamine A, la désinfection vaginale ou l'allaitement artificiel supervisé médicalement. Il est probable que, selon les conditions locales, c'est la combinaison de plusieurs approches qui se révélera optimale.
Il appartient aussi aux responsables de santé publique et à la communauté internationale de mobiliser sans attendre les moyens pour mettre en aeuvre ces interventions tout en les intégrant aux autres composantes de la santé maternelle et infantile dans le contexte du sida : la prévention de l'infection à VIH chez les femmes en âge de procréer et l'accès aux moyens modernes de contrôle des naissances dans le respect des choix reproductifs.
Développement et Santé, n°121, février 1996