Traitement des fractures du membre inférieur avec grands délabrements des parties molles
Les fractures ouvertes de cuisse et surtout de jambe posent de nombreux problèmes souvent difficiles à résoudre. Les configurations anatomiques de la cuisse et de la jambe rendent compte des différences : pour le fémur, la réduction des fractures n'est pas simple, mais il est entouré de masses musculaires qui assurent une bonne vascularisation et un bon recouvrement. Le tibia, lui, est superficiel et sa face interne n'est pas recouverte de muscles. C'est à ce niveau que se poseront les difficiles problèmes de recouvrement.
Aucune fracture ouverte avec délabrement ne ressemble à une autre mais nous allons essayer de décrire une stratégie applicable dans la plupart des situations.
I. Généralités
On distingue trois grands types de traumatismes :
les traumatismes par choc direct non appuyé, où l'agent vulnérant peut être responsable de plaies plus ou moins étendues des parties molles ;
les traumatismes appuyés, tels les écrasements par pneumatiques, où les parties molles sont non seulement le siège de plaies mais également de contusions plus ou moins étendues, avec des décollements cutanés larges ;
les traumatismes par écrasement prolongé réalisant le "crush syndrome" caractérisé par une nécrose musculaire étendue, responsable de désordres rénaux et parfois d'un choc mortel.
1. Lésions cutanées
- Les excoriations et phlyctènes posent le problème d'une intervention chirurgicale dont la voie d'abord passera par ces lésions ou à proximité. Le risque infectieux n'est alors pas négligeable.
- Les lésions cutanées nettes : il s'agit de plaies non contuses, punctiformes ou linéaires, à bords nets et bien vascularisés. Une suture simple, après excision économique des berges, peut être réalisée.
- Les lésions contuses témoignent toujours d'un traumatisme direct : la lésion évolue au cours des heures qui suivent et un revêtement cutané d'apparence presque normale peut laisser apparaître une lésion plus large. Parfois la lésion est ouverte, réalisant une plaie dont les berges sont contuses et mal vascularisées. Il est alors impossible en urgence, sur les données de la simple inspection, de faire la part du tissu qui va se nécroser de celui qui évolue favorablement. S'il existe une fracture sous-jacente, le risque infectieux est majeur et un traitement d'urgence s'impose. Il faut éviter dans ce cadre une suture sous tension qui évoluera inévitablement vers la nécrose.
- Le décollement sous-cutané est une lésion grave, étendue, le décollement entre peau et tissus sous-jacents passe en sus-aponévrotique. La souffrance cutanée tient à trois facteurs : l'avulsion des perforantes (artérioles venant de la profondeur, perforant l'aponévrose et assurant la vascularisation de la peau), la contusion et l'importance en surface du décollement, qui génèrent une diminution de la perfusion tissulaire. Cette lésion comporte un risque important de nécrose.
2. Lésions musculaires
Ce sont les plus importantes à considérer. La destruction des masses musculaires est responsable d'exposition du foyer de fracture et d'ischémie osseuse compromettant la consolidation des foyers. Les lésions sont très variables et tout peut se voir, depuis l'attrition musculaire localisée jusqu'au broiement avec dilacération nécessitant l'amputation en urgence. Un point très important doit être souligné à ce stade : il faut distinguer les lésions musculaires à aponévrose ouverte de celles à aponévrose fermée, responsables d'hématome compressif et de syndrome de loge. La règle est d'ouvrir largement toutes les aponévroses.
3. Lésions vasculo-nerveuses
Il peut s'agir de contusion, compression ou de rupture vasculaire. Les nerfs peuvent être le siège de lésions variées (neurapraxie, axonotmésis et neurotmésis) (voir encadré).
4. Lésions osseuses
Il s'agit de lésions majeures où tous les facteurs de gravité sont réunis: comminution, perte de substance osseuse, contamination du foyer fracturaire.
5. Classification des fractures ouvertes de jambe
Nous retiendrons la classification des fractures ouvertes de jambe selon Gustilo :
Type I : Plaie d'une longueur inférieure à 1 cm, sans grosse contamination, habituellement de "dedans en dehors"; faibles dégâts des tissus mous et aucun signe en faveur d'un écrasement; fracture relativement simple sans grande comminution.
Type Il : Plaie d'une longueur supérieure à 1 cm mais pas de dégâts importants des tissus mous; blessure écrasante faible à modérée, comminution et contamination moyennes.
Type III : Importants dégâts des tissus mous et forte contamination; fracture comminutive et instable. Il existe trois sous-types :
- IIIA : un recouvrement adéquat des tissus mous est possible.
- IIIB : dépériostage avec os exposé à nu et sévère comminution. Un lambeau local ou libre est nécessaire pour recouvrir.
- IIIC : n'importe quelle fracture incluant une blessure artérielle avec ischémie nécessitant une réparation.
II. Conduite thérapeutique
Il s'agit d'une véritable stratégie d'ensemble dans laquelle tous les problèmes doivent être pris de front :
assurer la stabilisation des foyers fracturaires pour pouvoir espérer leur consolidation et la cicatrisation des parties molles
pratiquer une excision complète des parties molles dévitalisées tout en sachant qu'il est parfois difficile en urgence de faire la différence entre les parties molles vivantes et celles dont la vitalité est plus douteuse ;
prévenir l'infection par un geste chirurgical récoce avant la pullulation microbienne, par l'antibiothérapie systématique et par la séroprophylaxie antitétanique ;
assurer la couverture du foyer fracturaire elle peut être réalisée de façon légèrement différée par rapport aux gestes précédents mais sans toutefois dépasser 48 à 72 heures. Il faut alors y associer un second look ou deuxième temps d'excision.
1 . Premier temps le débridement
La conduite thérapeutique vis-a-vis des lésions des parties molles est guidée par deux impératifs contradictoires : exciser les tissus dévitalisés ou de vitalité douteuse, mais en conserver suffisamment en vue du recouvrement des foyers fracturaires.
Après brossage prolongé de la peau avec une solution antiseptique, le parage des parties molles sera très soigneux. Il comportera:
une excision de tous les tissus cutanés et musculaires dévitalisés; excision de la peau contuse et décollée, recoupe des lambeaux de vitalité douteuse ;
l'ouverture des loges aponévrotiques voisines.
Ce parage doit être complet, éliminant tous les tissus voués à la nécrose et donc source d'infection, mais également économique, conservant le maximum de couverture à l'os.
Il faut également exciser les fragments osseux libres et cureter soigneusement le fût diaphysaire pour éliminer le spongieux contaminé.
2. L'ostéosynthèse
Le but est d'obtenir un os bien aligné et maintenu par un montage chirurgical solide.
Ces fractures avec délabrement musculo-cutané sont une indication quasi exclusive du fixateur externe (figure n°1). Les avantages en sont nombreux :
obtenir un montage solide dans la plupart des cas;
minimiser le risque infectieux par l'absence de matériel interne au niveau du foyer ;
- maintenir le membre en suspension en postopératoire, évitant la compression des parties molles et permettant la réfection aisée des pansements.
Quelques vis à compression peuvent être utilisées pour réduire de gros fragments osseux, en association avec un fixateur externe.
Deux types de fixateurs sont habituellement utilisés :
le fixateur de Judet : il permet de réaliser des montages extrêmement solides grâce à ses cornières rigides. Il doit être posé sur une fracture réduite, ce qui rend indispensable l'utilisation de la table orthopédique ;
le fixateur externe d'Hoffmann a comme avantage sa facilité d'application sur un foyer qui n'est pas encore réduit. La réduction est alors assez facilement obtenue grâce à sa grande maniabilité. Ce fixateur a comme principal inconvénient son manque de rigidité, ce qui nécessite la réalisation de montage en cadre pour assurer une meilleure stabilité des lésions.
Parmi les ostéosynthèses internes:
- L'enclouage centro-médullaire est réalisable mais les risques infectieux sont importants. Le verrouillage (mise en place de vis transversales perforant le clou) devrait être systématique pour permettre une stabilisation satisfaisante du foyer ; en pratique et notamment en situation précaire, cette technique, qui nécessite un plateau technique de qualité, ne parait pas envisageable.
La traction-suspension simple n'est pas satisfaisante car elle ne permet pas une immobilisation stricte des foyers de fracture.
De même, l'immobilisation par plâtre après réduction ne permet pas d'avoir accès aux parties molles.
3. La couverture du foyer fracturaire
Ces deux temps de parage et d'ostéosynthèse étant accomplis se pose le problème du recouvrement : deux cas de figure peuvent se poser :
soit la fermeture cutanée et la suture des lambeaux vivants est réalisable sans tension ;
soit l'os reste exposé au niveau du foyer de fracture : il ne faut surtout pas chercher à refermer la plaie en suturant avec tension, sous peine de voir s'étendre la perte de substance par nécrose des berges cutanées. Il faut en urgence panser à plat avec un pansement gras.
La couverture sera réalisée après 24 à 48 heures : schématiquement, les pertes de substances exposant l'extrémité supérieure du tibia seront recouvertes à l'aide d'un lambeau de gastrocnémien (jumeaux : figure n°2) et les pertes de substance du tiers moyen à l'aide d'un lambeau de soléaire. Le cross-leg peut également faire partie de la panoplie de couverture du segment jambier.
4. Lutte contre l'infection
Parallèlement est mise en oeuvre la lutte contre l'infection. Outre le parage soigneux des parties molles, les antibiotiques doivent être administrés à fortes doses par voie veineuse dès l'admission du blessé et poursuivis en per- et postopératoire. La séro-vaccination antitétanique est indispensable mais pas toujours réalisable en situation précaire. Les antibiotiques les plus utilisés sont la péni G en association avec le Flagyl. L'Augmentinâest une bonne alternative mais plus coûteuse. L'antibiothérapie ne doit pas être poursuivie au-delà des cinq jours postopératoires.
III. Amputations et désarticulaition
C'est hélas souvent le seul recours devant un traumatisme majeur du membre inférieur. Le chirurgien opérant en situation précaire doit considérer l'amputation ou la désarticulation non comme un échec mais plutôt comme un acte chirurgical majeur dont le but est non seulement de sauver la vie du patient mais également lui permettre de retrouver rapidement son autonomie. Le chirurgien devra réaliser le meilleur moignon possible pour la prothèse disponible.
Nous rappellerons brièvement les grands principes des amputations dans le cadre traumatique.
1. Amputation en urgence pour traumatisme
Une règle formelle : amputer le plus bas possible (figure n°3).
- La peau : tous les lambeaux sont conservés après nettoyage, même si leur vitalité est douteuse. Au niveau de la jambe, deux valves sont pratiquées, la postérieure légèrement plus longue que l'antérieur, la cicatrice à ce niveau devant être antérieure. L'utilisation du jersey collé au-dessus de la plaie opératoire et mis en traction permet souvent, par effet d'étirement, de réduire considérablement la perte de substance cutanée.
- Les muscles et aponévroses seuls sont excisés, les lambeaux musculaires dévascularisés. Au niveau de la jambe, les muscles de la loge postérieure (jumeaux et soléaire) peuvent servir à recouvrir la tranche de section osseuse en les ramenant vers l'avant. Au niveau de la cuisse, l'importance des masses musculaires environnantes permet une couverture satisfaisante dans la majorité des cas. Si les muscles ne peuvent être recouverts par la peau, il faut se borner à panser à plat avec un pansement gras et effectuer secondairement une greffe de peau mince.
- Les vaisseaux principaux seront liés séparément le plus bas possible.
- Les nerfs sont attirés vers le bas et sectionnés le plus haut possible pour éviter les névromes douloureux sur le moignon.
La section osseuse se fait, soit au niveau du foyer de fracture, soit le plus bas possible. Il faut abattre les saillies osseuses (crête tibiale à la jambe). Si possible, le périoste doit être suturé en bout de fût osseux.
La fermeture doit être musculaire, aponévrotique et cutanée sur lame. Lorsque les lambeaux cutanés ou musculaires ont une vascularisation douteuse, il est préférable de ne faire que quelques gros points de rapprochement musculaire et cutané sur lame ou gros drain.
- Le pansement peropératoire : sur la plaie est appliquée une lame de biogaze, des compresses et du coton. Le tout est enveloppé dans un jersey qui est collé à la peau au-dessous de l'articulation sus-jacente à l'amputation. Sur le jersey est installée une traction continue de 500 g à 1 kg qui doit être continuée quatre à six semaines.
- Le pansement postopératoire : si le moignon est fermé, de simples compresses sèches peuvent être appliquées après désinfection, et maintenues par une bande Velpeau. Lorsque la fermeture cutanée n'a pas été possible, des compresses grasses seront appliquées sur la plaie; le pansement sera alors refait toutes les 48 heures.
2. Amputations pour infection
Dans les infections suraiguës type gangrène gazeuse, l'amputation est un acte de sauvetage. On pratique l'amputation en saucisson, c'est-à-dire en sectionnant de façon circulaire tous les plans au même niveau. Toutes les parties molles sont laissées largement ouvertes et pansées à plat. Le moignon obtenu est généralement défectueux avec sclérose, cicatrice adhérente et vicieuse et devra être repris.
Encadré - définitions : Neurapraxie : compression simple avec continuité de l'axone. Axonotmésis : continuité de l'axone interrompue, perte de la continuité du nerf. Neurotmésis : perte complète de la continuité du nerf. |
Développement et Santé, n° 129, juin 1997