Quand faut-il transfuser l'enfant drépanocytaire en Afrique ?

Par le Dr Ibrahima Magne Maître de Conférences Agrégé en Pédiatrie, Centre Hospitalier National d'Enfants Albert Royer de Dakar - Sénégal, E-mail : [email protected]  

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Les formes graves de la drépanocytose ou syndromes drépanocytaires majeurs (SDM) sont associées à une anémie hémolytique chronique de degré variable d'un sujet à l'autre. Son évaluation au cours du suivi est essentielle, car elle permet de déterminer le taux d'hémoglobine du patient en l'absence de toute manifestation critique ou de complication (taux d'hémoglobine à l'état basal ou taux d'hémoglobine de base).

Cette anémie peut s'aggraver, soit de façon progressive du fait d'une carence d'apport en folate ou en fer, soit de façon brutale à l'occasion d'une séquestration splénique, d'une érythroblastopénie transitoire ou d'une hyper hémolyse. Ces différentes situations constituent autant d'indications d'une transfusion urgente de concentrés de globules rouges.

Par ailleurs, la préparation de certaines interventions chirurgicales (liées ou non à la drépanocytose), la prise en charge adéquate de complications évolutives graves en lien avec la maladie, peuvent nécessiter une baisse significative du taux d'hémoglobine S par un échange transfusionnel partiel, éventuellement répété.

Plus rarement, un programme d'échange transfusionnel est indiqué, notamment pour la prévention des récidives de certaines complications comme la séquestration splénique ou l'accident vasculaire cérébral.

C'est dire l'intérêt majeur de la transfusion sanguine dans la prise en charge des SDM. Cependant, malgré ses multiples avantages, la transfusion reste un acte médical qui comporte de nombreux risques. La prescription de cette dernière ainsi que sa mise en oeuvre nécessite prudence et rigueur, tout particuliérement lorsque les conditions de sécurité ne sont pas optimales, comme c'est souvent le cas en Afrique.

I. La transfusion sanguine dans la drépanocytose

1. Indications

Les principales indications de la transfusion sanguine dans la drépanocytose font l'objet d'un consensus (1, 2, 3). Il s'agit de l'anémie aigue, des accidents vaso-occlusifs graves, des infections sévères, de la prévention de l'aggravation ou de la récidive de certaines complications graves des SDM et de la préparation à la chirurgie.

a) L'anémie aiguë

Sur un fond d'anémie hémolytique chronique, l'évolution des SDM peut se compliquer d'épisodes d'anémie aigue qui se manifestent par une accentuation de la pâleur cutanéomuqueuse, des signes de mauvaise tolérance (dyspnée d'effort ou au repos, tachycardie, apparition d'un souffle systolique fonctionnel) et une baisse du taux d'hémoglobine de plus de 2 g/dl en dessous de sa valeur de base. Les causes les plus fréquentes en sont :

  • l'hyperhémolyse qui s'accompagne d'un ictère franc pouvant cacher l'intensité de la pâleur, d'une coloration foncée des urines et d'une augmentation du taux de réticulocytes. Elle survient le plus souvent dans un contexte de crise vaso-occlusive et/ou de syndrome infectieux dont l'une des principales causes à évoquer en milieu tropical est le paludisme ;
  • la séquestration splénique aiguë qui survient classiquement chez l'enfant entre 3 mois et 5 ans. Elle associe au syndrome anémique un collapsus cardiovasculaire, voire un état de choc hypovolémique, une augmentation rapide et importante du volume de la rate ;
  • l'érythroblastopénie aigue transitoire qui se caractérise par une anémie aigue sans accentuation de l'ictère ni augmentation du volume de la rate avec effondrement du taux réticulocytes ;
  • les carences en fer ou en folates qui s'installent de façon plus progressive. Elles concernent plus particulièrement les patients présentant une malnutrition ou qui ne reçoivent pas régulièrement une supplémentation en acide folique ;
  • l'hypersplénisme dont le mécanisme se rapproche de celui de la séquestration splénique, mais qui évolue selon un mode chronique chez des enfants généralement plus âgés. L'augmentation du volume de la rate y est habituellement plus progressive et s'associe souvent à une thrombopénie.

b) Les accidents vaso-occlusifs graves et les infections sévères

Lors des accidents vaso-occlusifs graves la transfusion sanguine vise à diminuer sensiblement le taux d'hémoglobine S en vue d'arrêter le processus d'occlusion vasculaire ou d'améliorer l'hématose pour passer un cap difficile. Ces situations critiques sont :

  • les accidents vasculaires cérébraux,
  • le syndrome thoracique aigu,
  • le priapisme aigu,
  • la thrombose de l'artère centrale de la rétine,
  • l'insuffisance rénale aiguë,
  • les méningites,
  • les septicémies.

Dans le cas particulier de l'accident vasculaire cérébral, la mise en route d'un programme transfusionnel est recommandée afin de prévenir les récidives, particulièrement fréquentes.

c) La préparation à la chirurgie

L'anesthésie générale et le stress lié à l'intervention chirurgicale constituent une situation dangereuse pour le patient drépanocytaire. Elle impose que l'anesthésiste ait une bonne connaissance de la physiopathologie de la drépanocytose et du risque lié à l'affection. On peut schématiquement considérer 3 situations :

  • un "risque de base" encouru par tout patient drépanocytaire subissant une intervention chirurgicale orthopédique ou viscérale, sans critère apparent de gravité. Dans cette situation il est recommandé d'abaisser le taux d'hémoglobine S en dessous de 60 %, idéalement par un échange transfusionnel, afin de ne pas augmenter la viscosité sanguine ;
  • une situation "à haut risque" constituée par la chirurgie d'urgence, la chirurgie cardiothoracique, une intervention sous garrot, une intervention chirurgicale de longue durée et la chirurgie ophtalmologique. Dans ces conditions, un échange transfusionnel permettant d'obtenir un taux d'hémoglobine S inférieur à 25% est indiqué ;
  • un "risque faible" que constituent les interventions de "petite chirurgie" : adénoïdectomie, circoncision, biopsie ganglionnaire ou osseuse. Dans ce cas la transfusion sanguine n'est pas nécessaire, mais il faut veiller à l'hydratation et à la prophylaxie anti-infectieuse. L'anesthésie locale doit être, autant que possible, préférée à l'anesthésie générale.

2. La sécurité transfusionnelle

Les règles de sécurité transfusionnelle dans la drépanocytose sont assez codifiées (2, 3). En effet, la transfusion sanguine, quelle qu'en soit l'indication, expose aux risques d'allo immunisation, de transmission virale (VIH, virus des hépatites B et C). Dans le cas de la drépanocytose, il s'y ajoute un risque de majoration de l'hyperviscosité sanguine pouvant être à l'origine de complications vaso-occlusives graves, ainsi q'un risque d'hémochromatose dans le cadre de transfusion itérative. Il est alors recommandé de :

  • respecter la compatibilité entre le donneur et le receveur pour le système ABO et Rhésus,
  • utiliser des concentrés érythrocytaires phénotypés (Kell, Rhésus D, C, E) ;
  • rechercher des agglutinines irrégulières (RAI) avant transfusion et au delà du 10ème jour après chaque transfusion,
  • pratiquer le test ultime de compatibilité au lit du malade,
  • surveiller la tolérance et l'efficacité de la transfusion,
  • tenir un dossier transfusionnel disponible en permanence et comportant : le groupe sanguin et le phénotype érythrocytaire complet, les résultats de la RAI, les dates des transfusions antérieures, les incidents et accidents transfusionnels observés, les dates de vaccination anti hépatite B et le résultat des sérologies virales (VIH, hépatite B et C

3. Modalités transfusionnelles

Les indications de la transfusion sanguine dans la drépanocytose découlent 3 principales modalités d'application : la transfusion simple, l'échange transfusionnel ponctuel et le programme d'échange transfusionnel (1, 2, 3).

a) La transfusion simple

Elle a pour objectif de ramener le taux d'hémoglobine à sa valeur de base et, par conséquent, est surtout indiquée dans l'anémie aiguë. Néanmoins la transfusion simple peut être utilisée dans d'autres indications telles que le priapisme aigu, le syndrome thoracique aigu lorsque le taux d'hémoglobine initial est inférieur à 7 ou 8 g/dl (3), la préparation d'un acte chirurgical sans risque majeur. En général, 6 à 10 ml de culot globulaire par kg de poids corporel suffisent pour atteindre cet objectif.

b) L'échange transfusionnel ponctuel

Il consiste à associer une saignée et une transfusion de globules rouges en vue de diminuer le taux d'hémoglobine S sans augmenter sensiblement l'hématocrite et, par conséquent, la viscosité sanguine. Il est réalisé soit de façon manuelle, soit à l'aide d'un séparateur de cellules (cytaphérèse). L'échange transfusionnel ponctuel peut être envisagé, soit devant une complication aiguë de la drépanocytose, soit dans la préparation d'une chirurgie.

  • En cas de complication aiguë, il vise à enrayer l'extension d'un processus vaso-occlusif sévère. L'échange transfusionnel doit permettre une diminution du taux d'hémoglobine S en dessous de 30 % pour être efficace. L'indication est formelle pour l'accident vasculaire cérébral ischémique ou hémorragique, la thrombose de l'artère centrale de la rétine ou une défaillance multi viscérale. Par contre, il est discutable en cas de syndrome thoracique aigu, de priapisme, de séquestration splénique ou de crise vasoocclusive non améliorée par les antalgiques habituels et l'hydratation.
  • La réalisation d'un échange transfusionnel dans la préparation de la chirurgie vise à prévenir les complications vaso-occlusives et infectieuses post-opératoires. Il doit permettre de baisser le taux d'hémoglobine S en dessous de 40 %.

c) Le programme d'échange transfusionnel

Il a pour objectif de maintenir en permanence un taux d'hémoglobine S en dessous de 40 %. Il est indiqué dans la prévention d'une récidive après un accident vasculaire cérébral et en cas d'insuffisance cardiaque, respiratoire ou rénale.

III. Problématique de la transfusion sanguine en Afrique

Les difficultés de la transfusion sanguine chez les enfants drépanocytaires en Afrique sont liées à de nombreux problèmes qui peuvent être regroupés en 3 principaux types :

1. Problèmes liés à l'organisation et

à la pratique de la transfusion sanguine (4)

  • rareté des centres de transfusion sanguine, ce qui pose un problème d'accessibilité géographique,
  • faiblesse des moyens matériels et logistiques,
  • insuffisance du personnel formé,
  • nombre insuffisant de donneurs volontaires et fidélisés,
  • indisponibilité en temps voulu de concentrés érythrocytaires amenant à transfuser du sang total,
  • limitation du phénotypage des dons au groupe ABO et Rhésus D,
  • rareté de la pratique du test de compatibilité au laboratoire lorsqu'il est indiqué.

2. Problèmes liés à la fréquence des maladies infectieuses transmissibles par la transfusion sanguine dans la population générale

  • séroprévalence élevée de l'infection à VIH et de l'hépatite B dans la population général de nombreux pays, avec un risque résiduel de contamination par transfusion qui
  • reste élevé malgré le dépistage systématique dans les dons (5, 6) ;
  • rareté, voire absence de dépistage de l'hépatite C chez les donneurs ;
  • risque de transmission du virus HTLV-1 dans les zones de forte prévalence (7).

3. Problèmes liés aux conditions de prise en charge

de la maladie drépanocytaire

  • absence de politique de lutte contre la drépanocytose malgré un très fort taux de prévalence, ayant pour conséquences : la rareté d'un personnel formé, le faible nombre de patients régulièrement suivis, la fréquence des complications anémiques et infectieuses nécessitant des transfusions, des indications transfusionnelles souvent mal posées ;
  • difficulté, voire impossibilité de mettre en oeuvre des échanges transfusionnels ou un programme transfusionnel au long cours devant les risques d'allo-immunisation (dons incomplètement phénotypés, test de compatibilité au laboratoire rarement réalisable) et de surcharge en fer (8).

IV. Attitude transfusionnelle chez

l'enfant drépanocytaire en Afrique

Les principes de la transfusion sanguine dans la drépanocytose sont les mêmes en Afrique que dans les autres régions du monde. Cependant la situation particulière de la quasi totalité des pays Africains que nous avons évoquée ci-dessus impose beaucoup de prudence et de sagesse dans la mise en oeuvre d'une transfusion, en particulier chez les enfants drépanocytaires.

Les recommandations suivantes pourraient être appliquées quant aux indications et modalités de la transfusion sanguine chez l'enfant drépanocytaire dans ce contexte :

1. Dans les indications d'une transfusion simple

  • transfuser autant que possible du culot globulaire plutôt que du sang total ;
  • ne pas relever le taux d'hémoglobine au delà de sa valeur de base si elle était connue, si non, ne pas aller au-delà d'une augmentation de plus de 2 à 3 g/dl (6 à 9 ml/kg de culot globulaire ou 12 à 18 ml/kg de sang total) en une seule transfusion ;
  • répéter au besoin la transfusion pour atteindre le taux d'hémoglobine souhaité, mais ne pas dépasser un taux d'hémoglobine de 10 g/dl au terme de la transfusion.

2. Dans les indications d'un échange transfusionnel ponctuel,

N'appliquer cette modalité que si la technique est bien maîtrisée et que la compatibilité des unités à transfuser est garantie (dons phénotypés ou tests de compatibilité au laboratoire effectués).

3. Dans le cas particulier de la préparation à un acte chirurgical

Une transfusion simple préopératoire permettant d'obtenir un taux d'hémoglobine de 10 g/dl est aussi efficace dans la prévention des complications périopératoires qu'un échange transfusionnel ramenant le taux d'hémoglobine S en deçà de 30 % (9).

4. Dans les indications d'un programme d'échange transfusionnel au long cours, il faut s'abstenir de l'appliquer

  • si le phénotypage complet des donneurs n'est pas réalisable,
  • s'il n'est pas possible de réaliser un traitement chélateur du fer en vue de la prise en charge d'une surcharge en fer (3).

En fait, l'application pratique de ces recommandations suppose un suivi régulier des patients afin de créer les conditions d'une prise en charge de qualité, d'évaluer leur taux d'hémoglobine de base et de bien poser les indications de la transfusion sanguine. L'attitude sagesse adoptée dans la mise en oeuvre de la transfusion dans les cohortes d'enfants drépanocytaires suivis dans certains pays d'Afrique explique les faibles taux de transfusion rapportés : 10 % des enfants recrutés par dépistage néonatal au Bénin (10), 30 % des enfants quel que soit l'âge au diagnostic au Sénégal (8). Ces fréquences sont 2 à 6 fois inférieures à celles observées en Europe ou aux Etats-Unis dans les équipes qui appliquent la transfusion dans les indications chez l'enfant drépanocytaire.

Conclusion

La transfusion sanguine est un des principaux moyens de prise en charge des syndromes drépanocytaires majeurs. Ses indications sont en principe les mêmes quel que soit l'endroit où le patient est suivi. Cependant les risques encourus en l'absence de conditions transfusionnelles adéquates doivent amener à les réviser et à les adapter au contexte. En Afrique, l'accent doit être mis sur la formation du personnel de santé pour une amélioration de leurs compétences dans la prise en charge de cette pathologie si grave et si fréquente, en vue de mieux poser les indications et de mettre en oeuvre la transfusion en toute sécurité.

Références bibliographiques

1) Bachir D., Bonnet-Gajdos M., Galactéros F. La transfusion dans la drépanocytose Press. Méd. 1990; 19: 1627 - 1631 2) National Institutes of Health, National Heart, Lung and blood Institute, Division of Blood Diseases and Resources. The Management of Sickle cell Disease (4th edition), NIH Publications No 02-2117 (USA); 2002: 206 p 3) Montalembert (de) M. La transfusion dans la drépanocytose In Girot R., Bégué P, Galactéros F. eds. La drépanocytose. Paris ; John Libbey Eurotext 2003 : 247 - 253 4) Kérouedan D., Bontez W., Bonduran A., et al. Réflexions sur la transfusion sanguine en Afrique au temps de l'épidémie du SIDA. Etat des lieux et perspectives en Côte d'Ivoire Cahiers Santé 1994 ; 4 : 37 - 42 5) Savarit D., De Kook K.M., Schutz R., et al. Risk of HIV infection from transfusion with blood negative for HIV antibody in a West African city BMJ 1992; 305: 498 - 501 6) Montalembert (de) M. Infections virales post-transfusionnelles chez les patients atteints de maladies de l'hémoglobine TCB 1994 ; 1: 23 - 26 7) Delaporte E., Peeters M., Bardy J-L., et al. Blood transfusion as a major risk for HTLV-1 infection among hospitalized children in Gabon (Equatorial Africa). Journal of Acquired Immune Deficiency Syndromes 1993; 6, 4: 424 - 428 8) Diagne I., Diagne-Guèye N.D.R., Signaté-Sy H., et al. Prise en charge de la drépanocytose chez l'enfant en Afrique : expérience de la cohorte de l'Hôpital d'Enfants Albert Royer de Dakar. Médecine Tropicale 2003 ; 63, 4/5: 513 - 520 9) Wichinsky P.E, Haberkern C.M., Neumayr L., et al. A comparison of conservative and aggressive transfusion regimens in the perioperative management of sickle cell disease The New England Journal of Medecine 1995; 333, 4: 206 - 213 10) Rahimy M. C., Gangbo A., Ahouinian G., et al. Effect of comprehensive clinical care program on disease course in severly ill children with sickle cell anemia in a subsaharian African setting. Blood 2003; 102, 3: 834 - 838

Développement et Santé, n°182, 2006