Prise en charge socio-éducationnelle de l'enfant malentendant en Afrique noire : cas du Togo
*Médecin ORL, Lomé, Togo.
Dans la société africaine, un handicap physique, y compris la surdité, est perçu comme une malédiction divine ou, pire, comme un mauvais sort jeté sur la famille. Ainsi cette dernière croit chasser " le démon ", de son sein en abandonnant ces petits handicapés. Aussi, des parents n'hésitent pas à envoyer les enfants au village refusant de les confier aux maigres structures socio-éducationnelles qui existent au Togo. Heureusement il existe un petit nombre de parents qui ont compris et osent, même si c'est de façon tardive, confier leurs enfants de gré ou de force à ces structures d'éducation et de préparation à l'insertion sociale. Nous avons voulu mener cette étude pour voir l'impact réel de ces structures, en vue de faire des propositions concrètes.
I. Méthodologie
Notre étude s'est orientée sur trois axes.
1 - Vérifier les statistiques épidémiologiques au niveau du ministère de la Santé et les orientations politiques de prise en charge des malentendants et sourds-muets au Togo.
2 - Évaluer la prise en charge éducative en examinant les méthodes d'enseignement et les résultats obtenus dans la seule structure d'éducation existant au Togo sur une période de 15 ans (1983-1997).
3 - Mener une enquête sur le devenir des élèves qui quittent le système d'éducation.
Il. Résultats
1. Systèmes de prise en charge
Une étude épidémiologique de la surdité de l'enfant n'a jamais été menée sur le plan national au Togo. Aussi, il est difficile d'avancer un pourcentage de la surdité, quelle que soit sa nature dans la population togolaise. Néanmoins, certains cas de troubles isolés de l'audition ont été relevés dans les statistiques sanitaires. Jusqu'en 1997 seulement 413 cas ont été notifiés. Il n'existe pas au Togo une politique particulière de prise en charge des enfants sourds-muets. La seule structure d'éducation primaire qui existe est une institution privée. Les élèves, après leur formation dans cette école, ne disposent plus d'autres structures d'éducation ou d'insertion professionnelle spécialisées.
2. Évaluation de la méthode de prise en charge
Au cours de la période d'étude, soit de 1983 à 1997, 197 enfants sourds-muets et malentendants ont été admis à l'école (effectif cumulé). La méthode d'enseignement est la méthode gestuelle, technique utilisant l'alphabet manuel français. Le programme d'enseignement est le même que celui des écoles pour les enfants normaux. Les résultats suivants ont été obtenus.
De 1983 à 1997, 197 enfants ont été inscrits dont 129 garçons (65,48 %) et 68 filles (34,52 %).
L'établissement compte 7 enseignants dont 1 seul a suivi une formation spécialisée.
L'âge moyen d'entrée à l'école (CP1 1ère année primaire) est de 12 ans au lieu de 6 ans. Des extrêmes de 22 ans ont été observés. L'âge moyen au CM2 (6ème année primaire) est de 18 ans au lieu de 12 ans (l'âge normal pour rentrer à l'université correspondant à 18 ans).
Beaucoup d'enfants abandonnent l'école dès la première année par faute de soutien financier et moral : 27 % dans notre étude. Seulement 19 % parviennent au CM2 et seuls 14 % obtiennent le certificat d'études primaires (certificat qui permet d'entrer au collège). À cause de l'inexistence de collèges d'enseignement spécialisé, la plupart des enfants abandonnent à ce niveau. Nous avons suivi le cas de 5 élèves (4 garçons et 1 fille) soit 2,5 % de l'effectif, qui ont réussi à s'inscrire au collège, puis au lycée et étaient en 1997 en classe de 3e du collège (2 élèves), seconde du lycée (1 élève) et 1re du lycée (2 élèves).
3. Insertion à la vie professionnelle
La plupart des enfants ont abandonné l'école à un moment ou à un autre de leur scolarité. Mais le cas de 27 élèves (13,70 %) qui avec cette formation de base ont pu apprendre un métier a retenu particulièrement notre attention. Les métiers appris et exercés sont divers (tableau n° 1).
III. Discussion
1 - L'étude de la prise en charge socio-éducationnelle des enfants sourds-muets au Togo est très importante. On peut évaluer à 42 millions les personnes âgées de plus de 3 ans qui souffrent de déficience auditive dans le monde. Chez nous, il est hasardeux d'avancer un chiffre. Mais nous pensons que le problème a une ampleur très grande pour les raisons suivantes : la seule structure d'éducation existant au Togo et où nous avons recruté nos patients se trouve dans la capitale (Lomé), 800 000 habitants sur 4 millions que compte tout le- pays ; les citadins sont plus enclins à scolariser leurs enfants handicapés que les villageois. Cette étude vient à point nommé et constituera une première phase d'un travail qui permettra d'attirer l'attention de la population, et de mettre en oeuvre des structures d'évaluation réelle de l'ampleur du problème et de prise en charge.
2 -Seuls 197 enfants sourds-muets ou malentendants ont pu bénéficier à des niveaux différents de l'enseignement primaire. La méthode d'enseignement utilisée (méthode gestuelle) présente l'inconvénient de ne pas démutiser les enfants, et d'aggraver la surdité et la mutité des sourds modérés. Il serait alors souhaitable d'introduire la méthode verbo-tonale qui pourra aider les sourds-muets modérés à acquérir la parole et faciliter ainsi leur insertion sociale. Au premier congrès de Milan, la méthode orale a été retenue comme la meilleure, la méthode gestuelle devant être réservée aux sourds profonds. Malgré cet appel de Milan, le langage gestuel reste celui qui est utilisé jusqu'à présent par la plupart des sourds-muets.
Le manque de qualification professionnelle des enseignants, le manque de sensibilisation des parents, l'âge avancé des enfants à leur inscription et les croyances traditionnelles de la population sur la maladie sont autant de facteurs qui expliquent le manque d'engouement à scolariser les enfants, le taux élevé des échecs et les abandons. Dans certaines traditions africaines, les enfants sourds-muets seraient frappés de malédiction et devraient être exclus de la communauté pour éviter la pénétration du mal dans la société. Kantzer après avoir suivi dix enfants rééduqués par les mêmes méthodes et les mêmes professeurs, constate qu'au bout de 4 à 5 ans, ceux qui ont commencé à 3 ans sont plus près du niveau normal que les plus âgés.
3 - Quatre-vingt-six pour cent (86 %) des enfants n'ont pas réussi à terminer le premier degré d'enseignement (qui compte 6 classes) et seulement 2,5 % (5 élèves) ont pu aller au collège. Malheureusement, à partir du collège il n'existe pas de structures d'enseignement spécialisé au Togo et les enfants sont obligés de s'inscrire avec toutes les difficultés que cela comporte dans des établissements d'enseignement non spécialisé.
Vingt-sept élèves sourds-muets ont pu apprendre des métiers qu'ils exercent (tableau n° 1) leur permettant de subvenir à leurs besoins sociaux. Ce genre d'initiative doit être encouragé.
IV. Conclusion
Les résultats de l'école des sourds-muets du Togo sont très modestes. Cependant il s'agit d'une initiative qu'il faut encourager et vulgariser. Il faut sensibiliser la population sur cet handicap, attirer l'attention des autorités sur l'ampleur du problème afin de mener des actions concertées et spécialisées. Il faut multiplier les écoles et collèges spécialisés, associer la méthode d'éducation verbo-tonale, créer des écoles de formations professionnelles adaptées aux sourds-muets. Nous estimons que c'est à ce prix que nous pourrons apporter une aide à ces petits " malades " qui, à part ce handicap, possèdent les mêmes capacités que les enfants entendants.
Développement et Santé, n°148, août 2000