Prise en charge de la douleur aiguë de l'adulte en urgence
I. Évaluation de la douleur
La première démarche est de demander au patient s'il a mal ou non. S'il s'agit d'un petit enfant (moins de 3 ans) ou d'une personne non communicante, on s'appuiera sur les symptômes présents et les signes comportementaux.
Deux modalités d'évaluation de la douleur sont à distinguer : l'auto-évaluation pour les patients communicants et l'hétéro-évaluation pour les non-communicants. La qualité de la prise en charge dépend de celle de l'évaluation.
1. Auto-évaluation
Trois échelles d'auto-évaluation peuvent être utilisées l'échelle visuelle analogique (EVA), l'échelle numérique (EN) et l'échelle verbale simple (EVS) (figure 1). Toutes trois sont fiables.
Figure 1 : représentation des échelles d'auto-évaluation, unidimensionnelles
Echelle Verbale simple Chaque descripteur est associé à une valeur numérique 0 = Pas de douleur 1 = Douleur faible 2 = Douleur modérée 3 = Douleur intense 4 = Douleur atroce |
Elles permettent de définir les niveaux d'intensité de la douleur afin d'adapter au mieux le traitement initial. Ainsi, la douleur est qualifiée de modérée à intense lorsque l'EVA est supérieure à 3 et inférieure à 6 et/ou l'EVS égale à 1 ou 2. La douleur est qualifiée de sévère lorsque l'EVA est égale ou supérieure à 6 ou l'EVS supérieure à 2. Les objectifs thérapeutiques peuvent être atteints lorsque l'évaluation EVA est inférieure ou égale à 3 ou l'EVS inférieure à 2.
Chez les enfants de plus de 4 à 6 ans, on peut également utiliser l'échelle des visages, en association ou non avec l'EVA. Il s'agit de six visages du souriant au grimaçant, et l'enfant doit désigner celui auquel correspond l'intensité de sa douleur (figure 2).
Figure 2 : évaluation de la douleur chez l'enfant
2. Hétéro-évaluation
Le traitement doit être adapté à l'intensité de la douleur, au patient et à la pathologie causale. On ne traitera pas de la même façon, à intensité douloureuse identique, un traumatisme avec fracture de la jambe chez un jeune homme sans antécédents et chez une personne âgée. En effet, chez les personnes âgées (après 75 ans), certains médicaments ne sont pas recommandés (anti-inflammatoires non stéroïdiens) ou leurs posologies plus faibles (morphine). Les femmes enceintes ne pourront recevoir qu'un nombre restreint d'antalgiques comme le paracétamol, le phloroglucinol
Une échelle d'hétéro-évaluation spécifique pour la douleur aiguë en médecine d'urgence, nommée ALGOPLUS, vient d'être évaluée. Elle repose sur 5 items comportementaux (Tableau 1). Elle est fiable en urgence. Pour les enfants, on utilisera l'échelle EVENDOL, validée pour l'urgence chez les enfants de 0 à 7 ans (Tableau 2). Score de 0 à 15, seuil de traitement : 4 / 15.
Tableau 1 : échelle ALGOPLUS permettant l'évaluation de la douleur des patients non communicants
Tableau 2 : EVENDOL, EValuation ENfant DOuLeur
Evaluation au repos et lors de l'examen clinique, chez des enfants de 0 à 7 ans.
Absent | Faible ou passager | Moyen ou la moitié du temps | Fort ou quasi- permanent | |
Expression vocale Pleure/crie/gémit/dit qu'il a mal | 0 | 1 | 2 | 3 |
Mimique : Front plissé / les sourcils froncés /la bouche crispée | 0 | 1 | 2 | 3 |
Mouvements : s'agite/se raidit/se crispe | 0 | 1 | 2 | 3 |
Positions : Attitude inhabituelle / antalgique/se protège /reste immobile | 0 | 1 | 2 | 3 |
Relation avec l'environnement : Peut être consolé/s'intéresse aux jeux / communique avec l'entourage Normale | Normale = 0 | Diminuée = 1 | Très diminuée = 2 | Absente = 3 |
II. Prise en charge de la douleur
Le traitement doit être adapté à l'intensité de la douleur, au patient et à la pathologie causale. On ne traitera pas de la même façon, à intensité douloureuse identique, un traumatisme avec fracture de la jambe chez un jeune homme sans antécédents et chez une personne âgée. En effet, chez les personne âgées (après 75 ans), certa ins médicaments ne sont pas recommandés (anti-inflamatoires non stéroïdiens) ou leurs posologies plus faibles (morphine). Les femmes enceintes ne pourront recevoir qu'un nombre restreint d'antalgiques comme paracétamol, le phloroglucinol (SPASFON®) ou la morphine (sauf lors du travail).
Par ailleurs, le traitement doit être précoce. Dans ce sens, la mise en place de protocoles de soins est d'autant plus intéressante que le soignant se trouve dans une situation d'isolement. Ces protocoles devront être élaborés au préalable avec médecin(s) et soignant(s) en fonction des moyens disponibles. Les deux grands principes généraux concernant l'analgésie sont :
- la titration médicamenteuse : traitement et posologie adaptés aux besoins du patient,
- l'association de plusieurs antalgiques d'action différente : co-analgésie.
1. Traitement non médicamenteux
a) Moyens physiques
Les moyens physiques sont représentés par :
- L'immobilisation en cas de traumatisme (attelles, colliers, traction...). Toute fracture doit être immobilisée : cela calme la douleur et permet de limiter les risques de complication (vasculaire et nerveuse).
- Le froid, pour son effet anti-inflammatoire local : douleurs traumatiques, viscérales, brûlures - toute brûlure doit être "refroidie" immédiatement, avec de l'eau courante, cela a un effet antalgique et permet de limiter l'extension des lésions cutanées - douleurs musculaires, dentaires, céphalées, lombalgies chroniques, douleurs après injections intramusculaires.
- Le chaud : douleurs spastiques abdominales, contractures musculaires, destruction des venins thermolabiles.
b) Approche psychologique
Une attitude professionnelle, empathique et explicative des actes et examens prescrits facilite l'adhésion du patient à sa prise en charge et mobilise l'effet placebo. Ainsi, l'efficacité des analgésiques prescrits peut être augmentée de 30 à 40 %.
2. Moyens médicamenteux systémiques
Les antalgiques sont classés selon leur niveau d'action, c'est-à-dire leur effet en fonction de l'intensité douloureuse. La classification proposée par l'OMS en 3 niveaux permet de choisir la classe médicamenteuse thérapeutique la mieux adaptée en fonction de l'intensité douloureuse initiale. Mais il faut tenir compte du fait qu'une association médicamenteuse peut permettre d'obtenir une action analgésique qui dépasse la simple additivité.
Tableau 1 : les classes d'antalgiques proposées par l'OMS.
Douleur légère à modérée | Douleur modérée à intense | Douleur intense à sévère |
Paracétamol AINS\* Aspirine Néfopam | Codéine Dextropropoxyphène Tramadol | Morphine Agonistes partiels Agonistes purs Agonistes-antagonistes |
\AINS : Anti-Inflammatoires Non Stéroïdiens.*
a) Paracétamol
Il s'utilise par voie orale ou intraveineuse lente à la dose de 1 gramme ou 15 mg/kg toutes les 6 heures, l'administration pouvant être renouvelée 4 heures après la première. C'est un antalgique d'action faible dont l'avantage principal est sa quasi-absence de contre-indication (seules contre-indications : insuffisance hépatique très évoluée, allergie à ce médicament). Les doses toxiques sont beaucoup plus élevées que les doses thérapeutiques mais avec des risques de lésions hépatiques graves (dose toxique : 10 g ou 100 à 150 mg/kg). Il devra être associé à d'autres antalgiques en cas de douleurs intenses ou sévères. Il n'est pas contre-indiqué chez la femme enceinte. Par ailleurs, il a une action antipyrétique.
b) Anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS)
Les AINS sont très actifs sur les prostaglandines algogènes fabriquées au niveau de l'agression douloureuse. Ils sont rapidement efficaces sous réserve d'une demi-vie courte et d'une spécificité antalgique propre.
Le kétoprofène, par exemple, propose une forme intraveineuse et s'utilise à la posologie de 100 mg toutes les 8 heures ou 50 mg toutes les 6 heures. C'est le traitement initial des coliques néphrétiques.
De nombreux AINS peuvent être utilisés par voie orale ou intrarectale (enfants).
Attention :
Ces médicaments peuvent être délétères si la fonction rénale est altérée (hypovolémie, déshydratation, insuffisance rénale, personnes âgées). Ils ne sont pas recommandés chez les personnes âgées et ne doivent pas, en cas de douleur aiguë, être utilisés plus de 48 heures sans un autre avis médical.
Bien que très efficaces sur les douleurs, notamment en association avec le paracétamol, leur utilisation doit être prudente (évaluation des bénéfices et des risques), particulièrement chez les personnes âgées en raison de possibles effets indésirables : ulcération et hémorragie digestive, troubles de la coagulation, altération de la fonction rénale, réactions allergiques (attention en cas d'allergie connue à l'aspirine), bronchoconstriction. Les contre-indications en découlent : hypovolémie, insuffisance rénale, cardiaque, hépatique, anomalie de l'hémostase, antécédents d'hémorragie digestive ou d'ulcère gastroduodénal, asthme. Ils sont également contreindiqués durant toute la grossesse.
L'aspirine (1g ou 15 mg/kg toutes les 6 heures) est un anti-inflammatoire mais également un anti-agrégant plaquettaire. Cette action sur l'hémostase, qui dure environ 10 jours, conduit à utiliser préférentiellement les autres AINS. Les AINS ont aussi une action antipyrétique.
Tableau 2 : les AINS utilisables en urgence
AINS | Posologie (mg) | Intervalles (h) | Dose maximale quotidienne (mg) | Commentaires |
Aspirine | 500 - 1000 | 6 | 4000 | Lésions gastro-intestinales et hémorragies Antiagrégant plaquettaire irréversible |
Ibuprophène Naproxene Piroxicam Indomethacine Ketoprofène Diclofenac Ketorolac | 200 - 400 550 10 25 50 50 - 100 30 - 60 | 6 12 12 8 - 12 6 6 - 12 6 | 2000 1100 30 100 200 200 150 | Antiagrégants plaquettaires réversibles Effets secondaires gastro-intestinaux Insuffisance rénale En cas de douleur aiguë, jamais plus de 48 heures sans une réévaluation. |
c) Morphiniques
L'utilisation des morphiniques rend indispensable la mise en place de protocoles de soins comprenant des modalités d'administration et de surveillance précises. Cette condition remplie, les risques de complications graves (dépression respiratoire) deviennent exceptionnels. Les effets secondaires peuvent être fréquents (nausées et vomissements) et/ou graves (dépression respiratoire).
La morphine est le produit de référence pour l'analgésie en médecine d'urgence : action dès les 5 premières minutes et durant 4 à 6 heures, plusieurs voies d'administration possibles (intraveineuse, sous-cutanée, intramusculaire, orale). Elle peut être utilisée chez l'enfant et le sujet âgé, en adaptant les posologies.
La titration de la morphine permet d'adapter au mieux les doses aux besoins du patient : on renouvelle les injections (exemple : 3 mg IV chez l'adulte) jusqu'à obtention de l'effet souhaité. Ces modalités d'administration imposent d'avoir à sa disposition l'antidote de la morphine (la naloxone) en raison de la possibilité d'effets indésirables parfois graves.
La morphine peut également être administrée par voie sous-cutanée ou orale, cette dernière étant mal adaptée à l'urgence (délai d'action d'environ 30 minutes)
La nalbuphine est un morphinique (agoniste-antagoniste) deux fois moins puissant que la morphine Elle est administrée par voie intraveineuse (0,2 à 0,3 mg/kg toutes les 4 heures) ou intra-rectale (chez l'enfant). Elle ne peut être titrée et, en cas d'inefficacité, doit être remplacée par la morphine.
d) Naloxone
La naloxone est un antagoniste morphinique dont on doit toujours disposer lorsqu'on utilise de la morphine.
Son action antagoniste est maximale dans 'les 2 minutes qui suivent l'injection et dure 45 minutes après une injection de 0.4 mg pour 70 kg, et 2 heures par voie IM. Cette antagonisation peut être associée à un réveil brutal, une agitation, une douleur, une tachycardie, une tachypnée et une élévation tensionnelle. Il est donc nécessaire de titrer la dose de naloxone. Le but est d'antagoniser la dépression respiratoire sans antagoniser l'analgésie.
Au total
L'emploi des morphiniques en médecine d'urgence nécessite des modalités d'administration et de surveillance rigoureuses, essentielles à l'efficacité et à la sécurité du traitement.
e) Antalgiques de palier 2
Les antalgiques de palier 2 - définis par l'OMS comme des antalgiques intermédiaires entre d'une part le paracétamol et les AINS (palier 1), d'autre part les morphiniques (palier 3) - peuvent être utilisés :
- en cas de douleur faible à modérée, partiellement ou non soulagée par les antalgiques de palier 1,
- en relais des antalgiques de palier 3.
Les médicaments disponibles sont la codéine (méthyl-morphine) associée au paracétamol, le dextropropoxyphène, seul ou associé au paracétamol, et le tramadol.
Codéine
L'effet de la codéine, peu analgésique par ellemême, est lié à sa transformation métabolique en morphine. L'association au paracétamol a une bonne efficacité analgésique mais augmente le risque d'effets indésirables.
Chez l'enfant, elle se présente sous la forme de codéine phosphate (CODENFAN®), sirop de 200 mg dans 200 mL. La posologie est de 0.5 à 1 mg/kg toutes les 4 à 6 heures. Son délai d'action est de 20 à 30 minutes et sa durée de 4 heures.
Dextropropoxyphène
C'est un morphinique faible souvent utilisé en association avec le paracétamol pour une meilleure analgésie (mais risque de vertiges).
Tramadol
Le tramadol est le seul antalgique de palier 2 injectable. Ces médicaments ont des effets indésirables : somnolence, confusion, hallucinations, troubles digestifs voire troubles respiratoires.
f) Autres antalgiques
Kétamine
La kétamine est une véritable aide dans des situations de précarité médicale face à des patients très douloureux. Ce médicament a deux actions distinctes : à forte dose, c'est un anesthésiant général mais, à doses plus faibles, il peut être considéré comme un sédatif ayant des propriétés analgésiques.
Il peut être utilisé en cas de douleurs sévères ou lorsqu'un geste douloureux est programmé (réduction de fracture par exemple). Il ne provoque pas de dépression respiratoire ni de chute de la PA. Les injections intraveineuses doivent être très lentes afin d'éviter les effets indésirables (troubles neuropsychiques notamment).
Mélange gazeux équimolaire d'oxygène et de protoxyde d'azote MEOPA
Il s'agit d'un gaz analgésique et anti-hyperalgésique (anti-NMDA), d'action centrale, incolore, inodore et très diffusible. Son délai et sa durée d'action sont de quelques minutes. Les contre-indications sont les traumatismes crâniens avec troubles de la conscience, les traumatismes maxillo-faciaux, l'existence d'un pneumothorax, les embolies gazeuses et les patients à risque d'hypoxie.
Ce traitement est très intéressant dans l'attente d'une analgésie parentérale plus puissante ou comme co-analgésique lors de gestes douloureux (suture, réduction de luxation, mobilisation d'un patient traumatisé...).
g) Sédatifs anxiolytiques
Ils ne sont pas antalgiques mais sont nécessaires si une analgésie efficace laisse persister une angoisse. Cependant, ils potentialisent la sédation des opioïdes et leur usage dans ce contexte doit être raisonné et prudent.
3. Analgésie loco-régionale
L'anesthésie loco-régionale (ALR) est utilisée dans les traumatismes des membres et de la face. Son intérêt principal est l'absence de retentissement général (neurologique central, hémodynamique, ventilatoire). De plus, dans le cadre de l'urgence, elle permet le transfert et la mobilisation du blessé sans douleur.
Le choix des techniques repose sur deux principes fondamentaux :
- le rapport bénéfice/risque de la technique envisagée dans le contexte de l'urgence ;
- la nécessité de minimiser le risque d'interférence avec une technique d'anesthésie loco-régionale ultérieure, toujours possible pour la réalisation d'un éventuel geste chirurgical d'urgence.
Ce geste, potentiellement délétère, nécessite une formation spécifique.
Conditions de réalisation d'une ALR
La réalisation d'une anesthésie locorégionale nécessite certaines précautions afin d'assurer la sécurité du patient, notamment :
- respect des contre-indications à une ALR : infection, troubles de l'hémostase,
- connaissance des effets et de la toxicité potentielle des anesthésiques utilisés, qui parfois passent dans la circulation générale,
- mise en place d'une voie veineuse et monitorage.
ALR indiquées en médecine d'urgence
Voici quelques exemples d'applications de l'ALR
Membres inférieurs
- Bloc du nerf fémoral : fracture de la diaphyse fémorale, plaies du genou.
- Blocs de la cheville et du pied : plaies (exploration, suture), extraction de corps étranger.
Membres supérieurs
- Blocs tronculaires des nerfs médian, ulnaire et radial pratiqués au coude ou au poignet.
- Bloc de la gaine des fléchisseurs pour des gestes d'urgence portant sur les doigts (plaies, luxations...).
Face et cuir chevelu (en cas de plaies multiples)
- Bloc supra-orbitaire, supra-trochléaire : front et paupière supérieure.
- Bloc infra-orbitaire : joue et lèvre supérieure.
- Bloc mentonnier.
Pour une anesthésie purement locale : crème EMLA (Eutetic Mixture of Local Anaesthetics) permettant la réalisation d'effractions cutanées (par exemple : ponctions veineuse, artérielle ou lombaire) non ou peu douloureuses (mais coût élevé).
En cas d'échec de l'analgésie : les questions à se poser
- Est-ce le bon niveau antalgique ?
- Est-ce la bonne posologie ?
- Les intervalles sont-ils adéquats ?
- Utilise-t-on des co-analgésiques ?
- La prise en charge est-elle rationnelle ?
Conclusion
L'efficacité de la prise en charge de la douleur en médecine d'urgence repose sur sa reconnaissance, l'évaluation de son intensité avec un outil adapté au patient et l'application de protocoles thérapeutiques adaptés à la pathologie et au patient.
Développement et Santé, n°191/192, 2008