Physiopathologie de la douleur

Par Alain Serrie*, Philippe Poulain** * Dept. diagnostic et traitement de la douleur, Hôpital Lariboisière, 75010 Paris. ** Unité d'évaluation et de traitement de la douleur, Institut Gustave-Roussy, 94800 Villejuif. */** Douleur sans frontières.

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"La douleur n'est ni plus ni moins qu'un système d'alarme, dont la seule fonction est de signaler une lésion corporelle." Descartes 1664.

Pendant très longtemps, les cliniciens et les chercheurs ont considéré la douleur comme une sensation particulière qui témoigne d'un traumatisme ou d'une agression, ou n'apparaissant qu'après application d'un stimulus. Cette ébauche de définition ne rend pas compte des implications psycho-pathologiques inhérentes à toute douleur. Par ailleurs, Wall et Melzack ont identifié plusieurs facteurs affirmant le caractère très polymorphe de toute douleur

Les facteurs culturels
Leurs rôles semblent prépondérants. En effet, les habitudes culturelles, les rites religieux et ethniques de diverses sociétés ne semblent pas avoir de connotation algique et n'entraînent que très rarement l'extériorisation d'une douleur.

Les seuils de la douleur
La mesure du seuil de sensation (valeur minimale du stimulus pour produire une sensation) dans différents groupes ethniques est identique. Ainsi, une intensité déterminée de stimulation déclencherait toujours une sensation.
En revanche, le seuil de perception (valeur minimale du stimulus pour que la sensation soit ressentie comme douloureuse) est modulé par les facteurs culturels qui exercent une influence considérable.

Les expériences antérieures
Les expériences douloureuses sont mémorisées et peuvent servir de référence à un stimulus. Cette notion est couramment employée en clinique, permettant de comparer une sensation algique récente à une douleur connue.

Comportement et situation
On conçoit clairement que la douleur ne peut être appréhendée comme une réaction simple univoque, elle occupe une place particulière dans la diversité des sensations que les êtres vivants peuvent éprouver et doit être comprise comme un phénomène multidimensionnel.

I. Définir la douleur

La définition qui a été adoptée par le comité de taxonomie de l'Association internationale de l'étude de la douleur (IASP) a été proposée par Merskey (1979) :

" La douleur est une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable liée à une lésion tissulaire existante ou potentielle ou décrite en termes d'une telle lésion. "

Cette définition intègre la dimension affective et émotionnelle à la dimension sensorielle. Elle rend compte de l'ensemble des mécanismes générateurs qui peuvent être d'origine physique ou psychologique.

II. Douleur aiguë, douleur chronique

La douleur est une sensation physiologique normale qui participe à la survie et à la protection de l'espèce. En effet, dès les premiers jours de la vie, tout individu apprend que la douleur est un système des plus efficaces pour prévenir les atteintes lésionnelles de l'organisme. La douleur entraînée par une lésion ou un stimulus va induire un comportement quia pour but, dans un premier temps, de protéger les tissus non lésés et de limiter l'importance et les conséquences de l'agression en elle-même. Ceci se manifestera par un mouvement de retrait, la fuite ou tout autre comportement normal de protection qui a pour but d'empêcher l'aggravation de la blessure comme l'immobilisation ou l'enlèvement de l'agent responsable. Dans un deuxième temps, c'est par l'apprentissage que l'individu évitera les situations ou les agents nocifs : les expériences douloureuses antérieures mémorisées préviennent une lésion potentielle ou future.

Cette fonction protectrice est bien mise en évidence dans les douleurs accompagnant les lésions articulaires majeures ou les affections importantes de l'organisme qui imposent l'inactivité et le repos permettant aux mécanismes récupérateurs de favoriser la guérison.

1. La douleur aiguë : douleur signal d'alarme

La principale caractéristique de la douleur aiguë, inhérente à sa définition, est la place qu'elle occupe dans le temps : elle est récente, transitoire et disparaît rapidement. En général ressentie comme intense, elle est secondaire, dans la grande majorité des cas, à l'activation du système de transmission du message douloureux. Elle est provoquée par des agressions telles que la brûlure, la piqûre, les pincements. Elle persiste jusqu'à la fin du processus de cicatrisation. Un traitement étiologique va, en général, la faire disparaître.

Cependant, cette fonction d'alarme est imparfaite ; en effet les lésions cancéreuses n'induisent une douleur que lorsqu'elles ont évolué localement, et dans ce cas la destruction tissulaire est permanente, ou lorsqu'elles ont métastasé. Quand ces lésions se manifestent, le plus souvent elles ne sont plus accessibles aux thérapeutiques. De plus, lorsque cette douleur se prolonge et queue n'est pas rapidement traitée, elle perd sa fonction utile et devient préjudiciable, elle donne naissance à une douleur chronique.

2. La douleur chronique : la douleur maladie

Qu'elle reste symptomatique d'une maladie encore évolutive (cancer, pathologie rhumatismale) ou qu'elle résulte de séquelles traumatique ou chirurgicale (avulsion plexique, amputation de membre), ou d'une maladie guérie (post-zostérienne), cette douleur va induire différents retentissements sur le plan physique et psychologique qui peu à peu constituent un véritable syndrome douloureux chronique qui va évoluer pour son propre compte.

La douleur chronique n'a plus aucune fonction, ni aucun objectif biologique : elle est devenue "maladie".

Elle va conditionner la vie de l'individu, envahir son univers affectif, retentir sur le vécu quotidien avec des répercussions sociales, professionnelles et familiales. Elle va mobiliser la totalité des structures nerveuses et va devenir la préoccupation dominante.

On admet, de façon arbitraire, qu'une douleur devient chronique lorsqu'elle dure au-delà de trois à six mois.

3. Les composantes de la douleur

Plusieurs composantes permettant d'analyser une douleur sont habituellement distinguées :

La composante sensori-discriminative

Elle correspond au décodage du message sensoriel dans ses caractéristiques de qualité (décharge électrique, piqûre, brûlure, fourmillement ... ), d'intensité, de durée (permanente, brève, paroxystique, répétée ... ), et de localisation.

La composante affectivo-émotionnelle

Toute douleur s'accompagne d'un retentissement touchant l'affectivité et l'émotion. Celui-ci est plus ou moins important, en fonction de l'état antérieur, de l'intensité, de la durée d'une douleur allant d'un état d'angoisse ou d'anxiété à un état dépressif.

La composante cognitive

Concerne les divers processus mentaux participant au traitement des nombreuses informations impliquées dans l'expérience algique :

  • attention ou distraction vis-à-vis des phénomènes sensoriels : selon que le sujet est centré sur son corps ou occupé à une activité externe, sa perception des phénomènes sensoriels sera plus ou moins grande ;
  • la signification de la douleur perçue : l'attribution de la douleur à une cause grave ou bénigne influence l'état émotionnel, notamment l'état d'anxiété, et facilite ou non une amplification des phénomènes sensoriels ;
  • le contexte situationnel : selon les circonstances de la vie du sujet, les conséquences peuvent être jugées favorables ou défavorables et influencer la manière dont le sujet va vivre sa douleur ;
  • références aux expériences passées : si le sujet a déjà vécu ou observé chez des proches des expériences douloureuses traumatiques sur le plan psychologique, il pourra anticiper de telles conséquences vis-à-vis de son état pathologique et, par le biais de troubles émotionnels, faciliter la survenue ou amplifier l'intensité de ses douleurs ;
  • l'attitude de l'environnement : l'analyse que le patient fait de l'attitude du milieu soignant ou de son entourage familial : attitude compréhensive et rassurante ou au contraire distante, inquiétante, voire agressive, influence négativement ou positivement son état émotionnel et par là même l'intégration des phénomènes sensoriels.

III. Les mécanismes générateurs de la douleur

Depuis plusieurs années, on oppose classiquement deux grands types de douleurs chroniques : les douleurs par excès de nociception et les douleurs par désafférentation.

1. Les douleurs par excès de nociception

Elles correspondent à l'activation du système de transmission des messages nociceptifs par stimulation excessive des récepteurs périphériques mis en jeu par des processus lésionnels (destruction tissulaires, inflammatoires, ischémiques (entraînant des perturbations métaboliques loco-régionales), ou par des stimulations mécaniques importantes (fracture, distension viscérale ou étirements musculo-ligamentaires). Il s'agit d'un fonctionnement normal du système sensoriel activé par un excès de messages, une hyper stimulation. Cependant, dans certains cas, comme pour les douleurs référées qui sont ressenties à distance de la lésion causale, la stimulation des nocicepteurs périphériques ne peut pas expliquer complètement la genèse de ces douleurs; celles-ci font intervenir des phénomènes centraux.

Les caractéristiques de ces douleurs sont très variées, elles peuvent être continues ou intermittentes. Elles présentent des degrés très variables d'intensité, soit de faible intensité dans le cas des douleurs des revêtements superficiels, mais associées à des signes d'accompagnement liés à l'étiologie comme l'hyperalgésie locale, soit de forte intensité ou affectant des régions de l'organisme habituellement silencieuses, comme dans le cas des douleurs viscérales, vasculaires ou musculaires.

a. Les douleurs d'origine somatique cutanée, articulaire, musculaire

Dans la plupart des cas, la genèse de ces douleurs chroniques est due à l'intrication de plusieurs mécanismes :

La lésion tissulaire
Dans une lésion rhumatologique articulaire, un traumatisme ou une tumeur néoplasique, des phénomènes d'écrasement, d'augmentation de pression locale ou de torsion peuvent entraîner des stimulations mécaniques importantes responsables de la mise en activité de nocicepteurs qui sont, en fait, un point de contact entre le tissu et l'extrémité de la fibre nerveuse, à l'endroit où s'exercent les contraintes.

Les substances algogènes
Une lésion tissulaire va être responsable d'une cascade d'événements sur le plan local. Les destructions cellulaires vont entraîner la libération de potassium, d'histamine, de sérotonine et de bradykinine, et la synthèse de l'acide arachidonique qui est réalisée à partir des lésions tissulaires à l'origine de puissants médiateurs de l'inflammation : les prostaglandines et les leucotriènes qui vont augmenter la sensibilité des nocicepteurs aux substances algogènes.

Les cellules lésées ne sont pas les seules à produire ce type de substance, les nocicepteurs eux-mêmes peuvent libérer des substances algogènes ainsi que la substance P. Ce peptide, composé de onze acides aminés, est présent dans les fibres afférentes primaires et peut être libéré quand ces fibres sont stimulées.

L'hyperalgésie
Il s'agit d'un phénomène que chacun a pu soi-même constater: une brûlure sur le revêtement cutané va entraîner une hypersensibilité qui va s'étendre progressivement, en quelques minutes, autour de la lésion initiale. Les stimuli qui dépassent le seuil à partir duquel on ressent une douleur seront perçus de façon plus intense s'ils sont appliqués sur la zone de la lésion : c'est la définition de l'hyperalgésie. La stimulation d'une afférence primaire amyélinique sectionnée entraîne la conduction de potentiels d'action dans le sens antidromique, c'est-à-dire vers la périphérie, ils peuvent entraîner des signes cliniques locaux tels qu'une vasodilatation et un œdème qui ne siègent plus au niveau de la lésion mais à son pourtour.

Les modifications intervenant au niveau du système nerveux central, qui font l'objet de nombreuses études à l'heure actuelle.

b. Les douleurs d'origine viscérale

L'étude de la nociception viscérale est plus complexe que pour le revêtement cutané. En effet, si l'on connaît bien l'insensibilité au toucher, au froid, au chaud et à la section des viscères, on sait que certaines atteintes organiques sont responsables de douleurs violentes.

Un petit nombre de stimulations peut entraîner ces douleurs. En effet, les organes pleins sont insensibles. Dans le cas de spasme, c'est la distension des organes creux qui est en cause, dans le cas de contraction musculaire, c'est une inflammation locale ou loco-régionale qui en est responsable et l'on connaît le rôle du débit acide qui est l'élément sécrétoire le plus impliqué dans l'ulcère duodénal. De même, l'action des sels biliaires et des lyso-lécithines au niveau des muqueuses gastriques ou œsophagiennes n'est plus discutée dans la genèse des reflux duodéno-gastriques ou gastro-œsophagiens.

D'une façon schématique, il existe trois types de douleurs viscérales :

  • celle qui est en relation avec l'organe malade, et qui est en général profonde, diffuse et mal localisée ;
  • celle qui est secondaire à l'atteinte des séreuses qui entourent l'organe en cause cette douleur est nettement mieux localisée
  • la douleur projetée ou référée, la moins évidente, la plus difficile à expliquer, celle qui ne présente apparemment aucune relation avec la représentation cutanée de la douleur. C'est la douleur rapportée. Elle se situe à distance du viscère atteint. Le patient est tout à fait capable de montrer le siège de sa douleur, mais il se trompe sur la localisation de sa lésion.

2. Les douleurs après lésion du système nerveux

les douleurs par désafférentation

Toutes les douleurs ne peuvent être expliquées par des lésions tissulaires comme c'est le cas pour les douleurs par excès de nociception.

Dans certains cas, la douleur peut provenir de l'interruption des voies de la nociception. Il ne s'agirait plus d'une stimulation excessive des récepteurs périphériques, mais au contraire d'une diminution d'activité des afférences primaires qui entraînerait un fonctionnement non contrôlé du système de transmission.

Ce concept de douleur paraît paradoxal, car celle-ci n'est pas entretenue par l'existence d'une lésion évolutive, et son mécanisme générateur réside dans une interruption des voies de la transmission qui a pour conséquence habituelle un déficit de la sensation douloureuse. Ce déficit se traduit par une diminution de l'intensité perçue qui est en rapport avec une élévation du seuil de la douleur. En fait, chez certains patients, cette perte de la sensibilité douloureuse s 1 accompagne de la présence d'une douleur qui est spontanée et qui provient de la région devenue insensible. Il s'agit d'une douleur, tout à fait spécifique, qui est ressentie en dehors de toute stimulation ou qui s'exprime en présence d'un stimulus qui normalement ne produit aucune douleur.

Sur le plan neurophysiologique, il s'agit de douleurs par dysfonctionnement du système nerveux, par désafférentation ; elles sont regroupées sous la terminologie de douleur neurogène en Europe et de douleur neuropathique aux Etats-Unis.

Dans le langage médical courant, c'est sous la dénomination de douleurs par désafférentation que l'on désigne l'ensemble de ces douleurs. Ce terme de désafférentation est utilisé pour décrire l'inconfort survenant dans une partie du corps pourtant privée en totalité ou en partie de son innervation habituelle.

Cliniquement, le diagnostic est facile, la description de ces douleurs engendrées par ces différentes lésions est évocatrice et assez comparable :

  • Elles revêtent une tonalité de brûlure ou d'arrachement le plus souvent, qui évolue selon un fond douloureux permanent. Le déroulement se fait selon un mode continu avec des renforcements paroxystiques, en éclairs, décrits comme des élancements, des coups de poignard ou des décharges électriques. On peut également retrouver des paresthésies (fourmillements, sensations d'écoulement de liquide ou de peau cartonnée ... ).
  • L'examen clinique met en évidence des signes déficitaires (hypoesthésie, anesthésie), ou des réponses exagérées : hyperesthésie, allodynie ou hyperpathie (présente dans 14 % des cas selon l'étude de Tasker). On constate tous les intermédiaires, de l'anesthésie douloureuse à l'hyperesthésie, les seuils aux différentes sensibilités sont altérés, mais également les modalités de réponse aux stimulations : allodynie, allochesthésie.
  • Il existe très souvent un retentissement psychologique qui revêt une allure obsessionnelle.
  • Par définition, ces douleurs surviennent en l'absence de processus évolutif initial.
  • La douleur est perçue dans une région où l'examen clinique retrouve un déficit sensitif.
  • Si certains troubles sont directement en relation avec la lésion, d'autres semblent secondaires à des mécanismes " réflexes " mettant eu jeu le système nerveux sympathique, comme dans le syndrome de dystrophie sympathique réflexe.

L'étude de ces mécanismes très différents permet de préciser que les traitements de ces deux grandes variétés de douleurs sont également différents.

Lexique

Allodynie : douleur causée par un stimulus qui normalement ne produit pas de douleur.
Analgésie : absence de douleur en réponse à une stimulation qui normalement aurait été douloureuse
Anesthésie douloureuse : douleur ressentie dans une zone ou une région d'anesthésie.
Causalgie : syndrome combinant une douleur continue à type de brûlure, une allodynie et une hyperpathie après une lésion nerveuse traumatique, souvenat associé à un dysfonctionnement vasomoteur, sudoral et ultérieurement à des troubles trophiques.
Dysesthésie : sensation anormale et désagréable, qui peut être spontanée ou provoquée.
Hyperalgésie : réponse exagérée à une stimulation qui normalement est douloureuse.
Hyperesthésie : sensibilité exagérée à une stimulation, à l'exception des systèmes sensoriels spécifiques.
Hyperpathie : syndrome douloureux caractérisé par une réponse exagérée à un stimulus, qui est répétitif et aussi dont le seuil est augment&.
Hypoalgésie : diminution de la douleur évoquée par un stimulus normalement douloureux.
Hypoesthésie : diminution de la sensibilité à stimulation, exception faite des systèmes sensoriels spécifiques.
Paresthésie : sensation anormale, non désagréable, qui peut être spontanée ou provoquée.