Paludisme grave

Par Dr. Jean-Marie Saïssy Médecin anesthésiste-réanimateur

Publié le

Le paludisme à Plasmodium falciparum, seul paludisme potentiellement mortel, est responsable du décès de 1,5 à 2,7 millions de personnes par an dans le monde. En zone d'endémie, ce sont les enfants qui n'ont pas encore acquis d'immunité antipalustre (entre 6 mois et 4 ans) qui sont les premières victimes, avec plus de un million de décès par an avant l'âge de 5 ans

Définition

Classiquement, pour les auteurs francophones, les formes graves de paludisme étaient regrou­pées sous le terme d'accès pernicieux palustre, alors que, pour les auteurs anglo-saxons, le palu­disme grave se limitait à la seule cerebral malaria ou neuropaludisme. Aujourd'hui le paludisme grave doit être défini comme un syndrome de dysfonction(s) d'organe(s) et/ou de dysfonction(s) métabolique(s), secondaires à la présence intra-érythrocytaire de P. falciparum.

I. Physiopathologie (Figure 1)

Le cycle de P.falciparum chez l'homme, en particulier son passage intra-érythrocytaire, est responsable de la séquestration des héma­ties parasitées au niveau des capillaires et des veinules post-capillaires par deux mécanismes

la cyto-adhérence, et le phénomène de "roset­ting". La cyto-adhérence se fait par l'intermé­diaire de protubérances membranaires ou "knobs", présentes à la surface du globule rouge, et de récepteurs endothéliaux. Le phé­nomène de "rosetting" se fait par l'intermé­diaire des protubérances qui permettent aux hématies parasitées d'adhérer entre elles et aux hématies non parasitées. La séquestration érythrocytaire serait responsable d'une isché­mie tissulaire expliquant la symptomatologie du paludisme grave.

Par ailleurs, la présence de P.falciparum dans l'organisme humain est responsable d'une réac­tion inflammatoire non spécifique dont la traduction clinique est l'accès palustre simple. Quand cette réaction inflammatoire devient excessive, elle est responsable de défaillances d'organes qui caractérisent le paludisme grave.

Figure 1: physiopathologie du paludisme grave

II. Clinique

1. Paludisme grave de l'enfant africain

Le paludisme grave de l'enfant réalise un coma fébrile avec une triade associant fièvre, coma, convulsions. Il survient le plus souvent brutalement, frappant un enfant en pleine santé apparente. Le coma, évalué par un score spécifique, le score de Blantyre (Tableau 1), est le plus souvent profond (score de Blantyre < 3). La profondeur du coma initial est un élément pronostique fondamen­tal. Les convulsions sont souvent répétées, pouvant réaliser un véritable état de mal.

Une anémie est quasi-constante chez l'en­fant africain au cours du paludisme sévère. Cette anémie, liée au développement intraéry­throcytaire du parasite, est aggravée par la pré-existence d'une anémie carencielle.

Une détresse respiratoire est fréquente. L'acidose métabolique en constitue l'étiologie principale, suspectée devant une dyspnée ample de type Küssmaul. La dyspnée peut également relever d'autres mécanismes : décompensation cardiaque d'une anémie, et plus rarement op-dème pulmonaire, pneumo­nie associée, encombrement bronchique ou dyspnée d'origine centrale liée a un coma profond.

Une hypoglycémie, dont la symptomatolo­gie peut se superposer à celle du neuropalu­disme, est fréquente chez l'enfant ;

Un état de choc, une insuffisance rénale aiguë, un oedème pulmonaire, un ictère, bien que possibles, sont plus rares au cours du palu­disme sévère de l'enfant africain.

La présence de vomissements n'est pas un signe de gravité mais doit cependant être recherchée car elle rend impérative l'utilisation d'un antipaludéen injectable.

Tableau 1 : Score de Blantyre coté de 0 à 5.

Mouvement des yeux
  • Dirigé
  • Non dirigé
Réponse verbale
  • Pleurs adaptés
  • Pleurs inadaptés ou gémissements
  • Aucune
Réponse motrice
  • Localisation de la douleur aux ordres
  • Retrait du membre à la douleur
  • Réponse non spécifique ou absente
1 0 2 1 0 2 1 0

2. Paludisme grave de l'adulte en Afrique

Le sujet non immun venant de zones non impaludées et ne prenant pas de chimiopro­phylaxie efficace - expatrié, touriste, marin - est la cible privilégiée du paludisme grave. Mais en zone d'endémie saisonnière, l'absence de contact permanent avec l'hématozoaire ne permet pas le développement d'une immunité efficace et peut être responsable de formes sévères chez l'adulte autochtone semi-immun.

a) Phase d'installation

Contrairement à ce qui se passe chez l'enfant, le paludisme grave de l'adulte ne s'installe que très rarement de façon brutale.
Il survient pratiquement toujours après une phase de primo-invasion durant de 5 à 10 jours avec hyperthermie, céphalées, myalgies, douleurs abdominales.
Si un traitement efficace n'est pas instauré à ce stade, peuvent apparaître des signes de "pré-perniciosité" de très grande valeur diagnostique : accentuation des céphalées, troubles du comportement, état de prostra­tion, subictère conjonctival, tous signes qui doi­vent conduire à l'hospitalisation en urgence.

b) Phase d'état

Le paludisme grave de l'adulte une fois installé réalise non pas un coma fébrile comme chez l'enfant, mais un syndrome de défaillance polyviscérale tel qu'il est décrit au cours des états infectieux sévères.
Une hyperthermie > 38°C est habituelle, mais l'absence d'hyperthermie ne doit cependant pas faire récuser le diagnostic.

Les troubles de la conscience, bien que très fréquents, sont de profondeur très variable, un état d'obnubilation, un coma vigil ou un état déli­rant étant plus fréquents qu'un véritable coma.

Un ictère est quasi-constant. En règle modéré, il peut se limiter à un subictère conjonctival. Une hypovolémie est constante, parfois importante, elle est responsable d'une hypo­tension avec tachycardie. Un véritable état de choc définissant la classique forme algide de l'accès pernicieux palustre est rare. Les manifestations pulmonaires se résument le plus souvent à un tableau d'encombrement bron­chique aspécifique. Une détresse respiratoire est en revanche rare, le plus souvent en rapport avec un syndrome d'inhalation bronchique, un oedè­me pulmonaire de type lésionnel étant excep­tionnellement révélateur d'un paludisme grave. Une insuffisance rénale fonctionnelle cédant à la réhydratation est constante. Une insuffi­sance rénale aiguë organique oligo-anurique multifactorielle est par contre plus rare. La lactasémie est habituellement élevée, parfois responsable d'une acidose lactique. La coagula­tion est habituellement peu perturbée. Une thrombopénie souvent < 20 000/mm3 est par contre quasi-constante, l'anémie est en règle modérée. L'hypoglycémie est rare chez l'adulte.

3. Paludisme de la femme enceinte

La grossesse entraîne une diminution des défenses immunitaires et une augmentation de la fréquence et de la gravité des accès palustres. Le risque est maximal chez les pri­migestes au cours du troisième trimestre, au cours du travail et dans les suites de couche. Si tous les symptômes de paludisme grave sont possibles, deux sont particulièrement fréquents et graves : l'hypoglycémie, surtout sous quinine, durant le second et le troisième trimestre de grossesse, et l'oedème pulmonaire qui survient en post-partum. Il existe un risque majeur d'avortement, de mort in utero et d'accouchement prématuré. Le passage trans­placentaire de P.falciparum est possible mais le paludisme congénital est rare.

III. Diagnostic

En milieu tropical, le diagnostic de paludisme grave doit être évoqué devant un coma fébrile, mais aussi, en particulier chez l'adulte, devant un état infectieux grave, surtout s'il s'accom­pagne d'un ictère et/ou de troubles du com­portement.

1. Diagnostic de paludisme à P. falciparum

Le diagnostic biologique est, dans ces circons­tances, une urgence. La prise de sang doit être faite immédiatement, sans attendre un frisson ou un pic thermique.

2. Diagnostic de paludisme grave

Critères de paludisme grave (Tableau 2)

Les critères de paludisme grave de l'OMS en 2000 définissent le paludisme grave par la présence d'une parasitémie (formes asexuées) à P.falciparum et d'une ou plusieurs manifes­tations cliniques ou biologiques.

Tableau 2 : critères de paludisme grave de l'OMS en 2000
Critères cliniques
Prostration Extrême faiblesse
Trouble de la conscience Adulte : score de Glasgow < 10 Enfant : score de Blantyre < 3
Convulsions répétées
Collapsus cardiovasculaire Pression artérielle systolique < 80 mmHg en présence de signes périphériques d'insuffisance circulatoire
OEdème pulmonaire Définition radiologique
Ictère Clinique ou bilirubine totale > 50 µmol/L
Saignement anormal Définition clinique sans autre précision
Hémoglobinurie macroscopique
Critères biologiques
Acidose Bicarbonates < 15 mmol/L + pH < 7,35
Hyperlactatémie Lactates plasmatiques > 5 mmol/L
Hyperparasitémie Parasitémie ≥ 4 % chez le non immun
Hypoglycémie Glycémie < 2 mmol/L
Anémie sévère : Adulte : hématocrite< 20% ou hémoglobine plasmatique < 7- g/dL Enfant : hématocrite < 15% ou hémoglobine plasmatique < 5g/dL
Insuffisance rénale : Adulte : créatininémie > 265 pmol/L avec diurèse < 400 ml/24h après réhydratation Enfant : diurèse < 12 mL/kg/24 h ou créatininémie > 265 mmol/L (> 3,0 mg/dL) après réhydratation

IV. Traitement

1. En milieu hospitalier

Tout paludisme à P. falciparum qui présente au moins un critère de gravité doit être immé­diatement hospitalisé, si possible dans un service de réanimation ou de soins intensifs, mais sans retarder le début du traitement spécifique et symptomatique.

a) Traitement étiologique (Figure 2)

Le traitement étiologique a pour objectif d'ob­tenir le plus rapidement possible la disparition de tous les parasites présents dans le sang. Dès lors que le diagnostic est posé, il doit être débuté dans l'heure.

Traitement par la quinine

La quinine injectable reste l'antipaludique schi­zonticide de référence dans cette indication. Afin d'éviter toute confusion et tout risque de sous- ou de surdosage, la posologie doit être exprimée en alcaloïdes-base en cas d'uti­lisation d'association de sels d'alcalôides : Quinimax,e, et en sels de quinine en cas d'uti­lisation de sel de quinine seule : dichlorhy­drate de quinine.
Pour éviter des erreurs, il est préférable que le choix se porte sur une seule préparation com­merciale disponible au sein de

Une dose de charge perfusée en 4 heures est recommandée chez l'adulte et chez l'enfant afin d'obtenir le plus précocement une quini­némie efficace : QUINIMAX®: 16 mg/kg, Dichlorhydrate de quinine : 20 mg/kg

La dose d'entretien, débutée 4 heures après la fin de la dose de charge, est perfusée en 4 heures toutes les 8 heures : QUINIMAX®: 8 mg/kg, soit 24 mg/kg/24 heures. Dichlorhydrate de quinine : 10 mg/kg, soit 30 mg/kg/24 heures.

La durée totale du traitement doit être de 7 jours, le relais per os pouvant être envisagé à partir de la 72ème heure si la voie digestive est fonctionnelle.

La voie intramusculaire est une alternative à la voie veineuse en cas de difficulté, en particu­lier chez le petit enfant, d'accéder au réseau veineux. La dose d'entretien est, avec une injection toutes les 12 heures, la même que par voie intraveineuse. Les seules contre-indications absolues à l'em­ploi de la quinine sont les antécédents avérés de fièvre bilieuse hémoglobinurique, d'hyper­sensibilité à la quinine et les troubles graves du rythme et/ou de la conduction (ces situations relevant d'un traitement parentéral par dérivés de l'artémisinine).

La surveillance du traitement comprend un monitorage cardioscopique, un électrocardio­gramme avant le début du traitement puis quotidiennement. Un contrôle de la glycémie est nécessaire toutes les heures durant la dose de charge, puis toutes les quatre heures. La surveillance de la parasitémie est souhaitable jusqu'à sa négativation.

Figure 2 : conduite à tenir thérapeutique devant un accès palustre en milieu hospitalier

Place des dérivés de l'artémisinine

Ces dérivés sont très utilisés en Asie du sud-­est dans le cadre du paludisme grave. Ils sont une alternative à la quinine.

Artéméther IM :

  • 3,2 mg/kg à l'admission puis à la douzième heure
  • 1,6 mg/kg toutes les 24 heures pendant 4 jours.

Artésunate IV :

  • 2,4 mg/kg à l'admission puis à la douzième heure.
  • 2,4 mg/kg toutes les 24 heures pendant 4 jours.

b) Traitement symptomatique

La prise en charge du coma comprend la recherche d'une hypoglycémie, une oxygéna­tion au masque et une intubation précoce par voie oro-trachéale en cas de coma vrai.

Les convulsions sont contrôlées dans la plu­part des cas par le diazépam par voie intravei­neuse : 10 mg chez l'adulte, 0,15 mg/kg chez l'enfant, à renouveler éventuellement. Un remplissage vasculaire par solutions macromoléculaires ou sérum salé isotonique est pratiquement toujours indiqué, en raison de la constance de l'hypovolémie. En cas de choc, la recherche d'une co-infection bacté­rienne et l'instauration d'une antibiothérapie probabiliste intraveineuse à large spectre sont indispensables.

Une insuffisance rénale oligo-anurique qui persiste après réhydratation nécessite la mise en place d'une épuration extra-rénale.

Une corticothérapie à forte dose dans un but anti-oedémateux et/ou anti-inflammatoire n'est pas recommandée. Une héparinothéra­pie est contre-indiquée.

2. En dehors du milieu hospitalier

centre de santé communautaire ou dispensaire

Dans un centre de santé communautaire, la priorité, devant toute suspicion d'accès palustre, est la recherche de signes de gravité, synonymes de transfert vers le centre hospita­lier le plus proche. Un traitement pré-transfert doit être mis en place (voir fiche).

Une administration de quinine par voie intra­musculaire, ou intrarectale chez l'enfant, est pratiquée :

Voie intramusculaire : Quinimax® : 12,5 mg/kg Chlorhydrate de quinine : 16 mg/kg

Voie intrarectale : Quinimax®' : 20 mg/kg Chlorhydrate de quinine : 25 mg/kg

Puis transfert

Conclusion

Le paludisme grave est une urgence absolue dont le pronostic est directement lié à la pré­cocité du traitement.

En milieu endémique, sa prise en charge impose à tout personnel médical :

  • De savoir le reconnaître par une parfaite connaissance des signes de gravité, en parti­culier des signes cliniques.
  • De savoir entreprendre en urgence un traitement par quinine injectable qui, en l'absence de possibilité rapide d'une confir­mation parasitologique, sera probabiliste.

Développement et Santé, n°191/192, 2008