Paludisme grave
Définition
Classiquement, pour les auteurs francophones, les formes graves de paludisme étaient regroupées sous le terme d'accès pernicieux palustre, alors que, pour les auteurs anglo-saxons, le paludisme grave se limitait à la seule cerebral malaria ou neuropaludisme. Aujourd'hui le paludisme grave doit être défini comme un syndrome de dysfonction(s) d'organe(s) et/ou de dysfonction(s) métabolique(s), secondaires à la présence intra-érythrocytaire de P. falciparum.
I. Physiopathologie (Figure 1)
Le cycle de P.falciparum chez l'homme, en particulier son passage intra-érythrocytaire, est responsable de la séquestration des hématies parasitées au niveau des capillaires et des veinules post-capillaires par deux mécanismes
la cyto-adhérence, et le phénomène de "rosetting". La cyto-adhérence se fait par l'intermédiaire de protubérances membranaires ou "knobs", présentes à la surface du globule rouge, et de récepteurs endothéliaux. Le phénomène de "rosetting" se fait par l'intermédiaire des protubérances qui permettent aux hématies parasitées d'adhérer entre elles et aux hématies non parasitées. La séquestration érythrocytaire serait responsable d'une ischémie tissulaire expliquant la symptomatologie du paludisme grave.
Par ailleurs, la présence de P.falciparum dans l'organisme humain est responsable d'une réaction inflammatoire non spécifique dont la traduction clinique est l'accès palustre simple. Quand cette réaction inflammatoire devient excessive, elle est responsable de défaillances d'organes qui caractérisent le paludisme grave.
Figure 1: physiopathologie du paludisme grave
II. Clinique
1. Paludisme grave de l'enfant africain
Le paludisme grave de l'enfant réalise un coma fébrile avec une triade associant fièvre, coma, convulsions. Il survient le plus souvent brutalement, frappant un enfant en pleine santé apparente. Le coma, évalué par un score spécifique, le score de Blantyre (Tableau 1), est le plus souvent profond (score de Blantyre < 3). La profondeur du coma initial est un élément pronostique fondamental. Les convulsions sont souvent répétées, pouvant réaliser un véritable état de mal.
Une anémie est quasi-constante chez l'enfant africain au cours du paludisme sévère. Cette anémie, liée au développement intraérythrocytaire du parasite, est aggravée par la pré-existence d'une anémie carencielle.
Une détresse respiratoire est fréquente. L'acidose métabolique en constitue l'étiologie principale, suspectée devant une dyspnée ample de type Küssmaul. La dyspnée peut également relever d'autres mécanismes : décompensation cardiaque d'une anémie, et plus rarement op-dème pulmonaire, pneumonie associée, encombrement bronchique ou dyspnée d'origine centrale liée a un coma profond.
Une hypoglycémie, dont la symptomatologie peut se superposer à celle du neuropaludisme, est fréquente chez l'enfant ;
Un état de choc, une insuffisance rénale aiguë, un oedème pulmonaire, un ictère, bien que possibles, sont plus rares au cours du paludisme sévère de l'enfant africain.
La présence de vomissements n'est pas un signe de gravité mais doit cependant être recherchée car elle rend impérative l'utilisation d'un antipaludéen injectable.
Tableau 1 : Score de Blantyre coté de 0 à 5.
Mouvement des yeux
|
1 0 2 1 0 2 1 0 |
2. Paludisme grave de l'adulte en Afrique
Le sujet non immun venant de zones non impaludées et ne prenant pas de chimioprophylaxie efficace - expatrié, touriste, marin - est la cible privilégiée du paludisme grave. Mais en zone d'endémie saisonnière, l'absence de contact permanent avec l'hématozoaire ne permet pas le développement d'une immunité efficace et peut être responsable de formes sévères chez l'adulte autochtone semi-immun.
a) Phase d'installation
Contrairement à ce qui se passe chez l'enfant, le paludisme grave de l'adulte ne s'installe que très rarement de façon brutale.
Il survient pratiquement toujours après une phase de primo-invasion durant de 5 à 10 jours avec hyperthermie, céphalées, myalgies, douleurs abdominales.
Si un traitement efficace n'est pas instauré à ce stade, peuvent apparaître des signes de "pré-perniciosité" de très grande valeur diagnostique : accentuation des céphalées, troubles du comportement, état de prostration, subictère conjonctival, tous signes qui doivent conduire à l'hospitalisation en urgence.
b) Phase d'état
Le paludisme grave de l'adulte une fois installé réalise non pas un coma fébrile comme chez l'enfant, mais un syndrome de défaillance polyviscérale tel qu'il est décrit au cours des états infectieux sévères.
Une hyperthermie > 38°C est habituelle, mais l'absence d'hyperthermie ne doit cependant pas faire récuser le diagnostic.
Les troubles de la conscience, bien que très fréquents, sont de profondeur très variable, un état d'obnubilation, un coma vigil ou un état délirant étant plus fréquents qu'un véritable coma.
Un ictère est quasi-constant. En règle modéré, il peut se limiter à un subictère conjonctival. Une hypovolémie est constante, parfois importante, elle est responsable d'une hypotension avec tachycardie. Un véritable état de choc définissant la classique forme algide de l'accès pernicieux palustre est rare. Les manifestations pulmonaires se résument le plus souvent à un tableau d'encombrement bronchique aspécifique. Une détresse respiratoire est en revanche rare, le plus souvent en rapport avec un syndrome d'inhalation bronchique, un oedème pulmonaire de type lésionnel étant exceptionnellement révélateur d'un paludisme grave. Une insuffisance rénale fonctionnelle cédant à la réhydratation est constante. Une insuffisance rénale aiguë organique oligo-anurique multifactorielle est par contre plus rare. La lactasémie est habituellement élevée, parfois responsable d'une acidose lactique. La coagulation est habituellement peu perturbée. Une thrombopénie souvent < 20 000/mm3 est par contre quasi-constante, l'anémie est en règle modérée. L'hypoglycémie est rare chez l'adulte.
3. Paludisme de la femme enceinte
La grossesse entraîne une diminution des défenses immunitaires et une augmentation de la fréquence et de la gravité des accès palustres. Le risque est maximal chez les primigestes au cours du troisième trimestre, au cours du travail et dans les suites de couche. Si tous les symptômes de paludisme grave sont possibles, deux sont particulièrement fréquents et graves : l'hypoglycémie, surtout sous quinine, durant le second et le troisième trimestre de grossesse, et l'oedème pulmonaire qui survient en post-partum. Il existe un risque majeur d'avortement, de mort in utero et d'accouchement prématuré. Le passage transplacentaire de P.falciparum est possible mais le paludisme congénital est rare.
III. Diagnostic
En milieu tropical, le diagnostic de paludisme grave doit être évoqué devant un coma fébrile, mais aussi, en particulier chez l'adulte, devant un état infectieux grave, surtout s'il s'accompagne d'un ictère et/ou de troubles du comportement.
1. Diagnostic de paludisme à P. falciparum
Le diagnostic biologique est, dans ces circonstances, une urgence. La prise de sang doit être faite immédiatement, sans attendre un frisson ou un pic thermique.
2. Diagnostic de paludisme grave
Critères de paludisme grave (Tableau 2)
Les critères de paludisme grave de l'OMS en 2000 définissent le paludisme grave par la présence d'une parasitémie (formes asexuées) à P.falciparum et d'une ou plusieurs manifestations cliniques ou biologiques.
Critères cliniques | |
Prostration | Extrême faiblesse |
Trouble de la conscience | Adulte : score de Glasgow < 10 Enfant : score de Blantyre < 3 |
Convulsions répétées | |
Collapsus cardiovasculaire | Pression artérielle systolique < 80 mmHg en présence de signes périphériques d'insuffisance circulatoire |
OEdème pulmonaire | Définition radiologique |
Ictère | Clinique ou bilirubine totale > 50 µmol/L |
Saignement anormal | Définition clinique sans autre précision |
Hémoglobinurie macroscopique | |
Critères biologiques | |
Acidose | Bicarbonates < 15 mmol/L + pH < 7,35 |
Hyperlactatémie | Lactates plasmatiques > 5 mmol/L |
Hyperparasitémie | Parasitémie ≥ 4 % chez le non immun |
Hypoglycémie | Glycémie < 2 mmol/L |
Anémie sévère : | Adulte : hématocrite< 20% ou hémoglobine plasmatique < 7- g/dL Enfant : hématocrite < 15% ou hémoglobine plasmatique < 5g/dL |
Insuffisance rénale : | Adulte : créatininémie > 265 pmol/L avec diurèse < 400 ml/24h après réhydratation Enfant : diurèse < 12 mL/kg/24 h ou créatininémie > 265 mmol/L (> 3,0 mg/dL) après réhydratation |
IV. Traitement
1. En milieu hospitalier
Tout paludisme à P. falciparum qui présente au moins un critère de gravité doit être immédiatement hospitalisé, si possible dans un service de réanimation ou de soins intensifs, mais sans retarder le début du traitement spécifique et symptomatique.
a) Traitement étiologique (Figure 2)
Le traitement étiologique a pour objectif d'obtenir le plus rapidement possible la disparition de tous les parasites présents dans le sang. Dès lors que le diagnostic est posé, il doit être débuté dans l'heure.
Traitement par la quinine
La quinine injectable reste l'antipaludique schizonticide de référence dans cette indication. Afin d'éviter toute confusion et tout risque de sous- ou de surdosage, la posologie doit être exprimée en alcaloïdes-base en cas d'utilisation d'association de sels d'alcalôides : Quinimax,e, et en sels de quinine en cas d'utilisation de sel de quinine seule : dichlorhydrate de quinine.
Pour éviter des erreurs, il est préférable que le choix se porte sur une seule préparation commerciale disponible au sein de
Une dose de charge perfusée en 4 heures est recommandée chez l'adulte et chez l'enfant afin d'obtenir le plus précocement une quininémie efficace : QUINIMAX®: 16 mg/kg, Dichlorhydrate de quinine : 20 mg/kg
La dose d'entretien, débutée 4 heures après la fin de la dose de charge, est perfusée en 4 heures toutes les 8 heures : QUINIMAX®: 8 mg/kg, soit 24 mg/kg/24 heures. Dichlorhydrate de quinine : 10 mg/kg, soit 30 mg/kg/24 heures.
La durée totale du traitement doit être de 7 jours, le relais per os pouvant être envisagé à partir de la 72ème heure si la voie digestive est fonctionnelle.
La voie intramusculaire est une alternative à la voie veineuse en cas de difficulté, en particulier chez le petit enfant, d'accéder au réseau veineux. La dose d'entretien est, avec une injection toutes les 12 heures, la même que par voie intraveineuse. Les seules contre-indications absolues à l'emploi de la quinine sont les antécédents avérés de fièvre bilieuse hémoglobinurique, d'hypersensibilité à la quinine et les troubles graves du rythme et/ou de la conduction (ces situations relevant d'un traitement parentéral par dérivés de l'artémisinine).
La surveillance du traitement comprend un monitorage cardioscopique, un électrocardiogramme avant le début du traitement puis quotidiennement. Un contrôle de la glycémie est nécessaire toutes les heures durant la dose de charge, puis toutes les quatre heures. La surveillance de la parasitémie est souhaitable jusqu'à sa négativation.
Figure 2 : conduite à tenir thérapeutique devant un accès palustre en milieu hospitalier
Place des dérivés de l'artémisinine
Ces dérivés sont très utilisés en Asie du sud-est dans le cadre du paludisme grave. Ils sont une alternative à la quinine.
Artéméther IM :
- 3,2 mg/kg à l'admission puis à la douzième heure
- 1,6 mg/kg toutes les 24 heures pendant 4 jours.
Artésunate IV :
- 2,4 mg/kg à l'admission puis à la douzième heure.
- 2,4 mg/kg toutes les 24 heures pendant 4 jours.
b) Traitement symptomatique
La prise en charge du coma comprend la recherche d'une hypoglycémie, une oxygénation au masque et une intubation précoce par voie oro-trachéale en cas de coma vrai.
Les convulsions sont contrôlées dans la plupart des cas par le diazépam par voie intraveineuse : 10 mg chez l'adulte, 0,15 mg/kg chez l'enfant, à renouveler éventuellement. Un remplissage vasculaire par solutions macromoléculaires ou sérum salé isotonique est pratiquement toujours indiqué, en raison de la constance de l'hypovolémie. En cas de choc, la recherche d'une co-infection bactérienne et l'instauration d'une antibiothérapie probabiliste intraveineuse à large spectre sont indispensables.
Une insuffisance rénale oligo-anurique qui persiste après réhydratation nécessite la mise en place d'une épuration extra-rénale.
Une corticothérapie à forte dose dans un but anti-oedémateux et/ou anti-inflammatoire n'est pas recommandée. Une héparinothérapie est contre-indiquée.
2. En dehors du milieu hospitalier
centre de santé communautaire ou dispensaire
Dans un centre de santé communautaire, la priorité, devant toute suspicion d'accès palustre, est la recherche de signes de gravité, synonymes de transfert vers le centre hospitalier le plus proche. Un traitement pré-transfert doit être mis en place (voir fiche).
Une administration de quinine par voie intramusculaire, ou intrarectale chez l'enfant, est pratiquée :
Voie intramusculaire : Quinimax® : 12,5 mg/kg Chlorhydrate de quinine : 16 mg/kg
Voie intrarectale : Quinimax®' : 20 mg/kg Chlorhydrate de quinine : 25 mg/kg
Puis transfert
Conclusion
Le paludisme grave est une urgence absolue dont le pronostic est directement lié à la précocité du traitement.
En milieu endémique, sa prise en charge impose à tout personnel médical :
- De savoir le reconnaître par une parfaite connaissance des signes de gravité, en particulier des signes cliniques.
- De savoir entreprendre en urgence un traitement par quinine injectable qui, en l'absence de possibilité rapide d'une confirmation parasitologique, sera probabiliste.
Développement et Santé, n°191/192, 2008