Méthodes pour apprécier l'observance du traitement antirétroviral
I. Introduction
Avant même l'épidémie de SIDA, de nombreux travaux de sciences sociales avaient fait le constat d'un écart important entre les prescriptions médicales et leur suivi effectif dans le comportement des patients, au point que certains psychosociologues ont pu voir dans ces phénomènes de non observance le "problème le plus sérieux auquel la pratique médicale moderne ait à faire face (1). Une revue datant de 1984 de 16 études portant sur les comportements des patients face aux traitements au long cours de différentes pathologies chroniques (hypertension, diabète, insuffisance rénale chronique, asthme, etc.) faisait état, selon les cas, de 20 à 40 % seulement d'observance complète et de 50 % d'observance "partielle", ainsi que de 20 à 50 % de non respect des rendez-vous prévus pour le suivi (2).
II. L'observance est associée au succès des multithérapies
En France, on estime que seuls 66 % des patients traités bénéficient d'un succès virologique prolongé. Si l'accès aux soins n'est pas un facteur limitant en France, l'observance opérationnelle, c'est à dire la capacité à respecter les prescriptions médicales est le facteur comportemental limitatif majeur du succès des traitements antirétroviraux (3). L'observance a plus d'impact sur la réponse thérapeutique que certains facteurs non modifiables comme le fait d'avoir été exposé à des traitements sub-optimum avant les multithérapies ou un bas niveau de CD4 avant la mise sous traitement (4). Plusieurs travaux ont mis en évidence l'observance comme facteur majeur associé au succès virologique, à la baisse de la progression clinique et de la mortalité (5-7)
Le niveau nécessaire d'observance aux antirétroviraux semble très élevé puisque certaines recherches sur des échantillons et des durées de suivi limitées, suggèrent que le succès virologique est associé à une observance ("adherence" en anglais) supérieure à 95 % (8). La non-observance, et en particulier les interruptions de traitement (Oyugi et al.) (9), a souvent été incriminée comme cause majeure de l'apparition des résistances virales (10), mais la direction de l'association entre observance et résistance est parfois contradictoire selon les études. En fait, il est important de distinguer la situation des patients en échec thérapeutique et celle des patients en succès virologique. Chez les patients en échec thérapeutique, l'observance au traitement a tendance (sous pression de l'existence d'une réplication virale) à favoriser l'émergence des virus résistants en maintenant la pression de sélection (11). De plus, si de tels patients changent de traitement, le succès du nouveau traitement est associé à une meilleure observance (12). Chez les patients en succès virologique, la relation entre observance et résistance forme une courbe en cloche avec un risque maximal de résistance pour les patients ayant une observance intermédiaire (13). Le niveau d'observance requis pour assurer la meilleure réponse à long terme des multithérapies reste cependant une question ouverte. Peu de données longitudinales existent pour suivre au cours du temps la capacité des patients dans la vie réelle à être observants et pour mesurer l'impact au cours du temps de la non-observance. On se trouve donc dans une situation unique en médecine, où les patients sont confrontés à un traitement à durée indéterminée qui nécessite apparemment une observance totale, et où toute diminution de l'observance peut provoquer une résistance du virus mal contrôlée par un changement de traitement à cause des résistances croisées entre différentes molécules.
III. Les mesures de l'observance
L'évaluation proprement dite de l'observance suscite d'ailleurs des interrogations puisqu'il n'existe pas d'instrument de mesure de l'observance qui puisse être considéré comme un "gold standard". Plusieurs méthodes sont rapportées dans la littérature.
1. Les méthodes subjectives
a) L'évaluation par le prescripteur
Elle est rarement utilisée dans les études ; c'est une méthode peu fiable facilement influencée par les représentations des médecins (14-15) ou par la relation avec le patient (16). Cette méthode surestime l'observance des patients lorsqu'elle est comparée avec d'autres méthodes objectives (17).
b) Les auto-questionnaires (évaluation par le patient)
La méthode la plus simple, et de ce fait la plus répandue dans la littérature, est bien sûr de s'en remettre aux déclarations des patients eux-mêmes, recueillies par auto-questionnaires ou dans des entretiens en face à face. Mais, c'est une évidence pour les recherches en sciences sociales que ces déclarations peuvent être sujettes à des biais de mémorisation (en particulier, dès lors que la période considérée dépasse les quelques jours ayant immédiatement précédé la passation du questionnaire) (18) ou des biais de déclaration liés à la représentation sociale des patients de ce qu'il faudrait dire dans le contexte du soin (en particulier, lorsque les données sont directement recueillies par l'équipe soignante du patient) (1).
Ce type de méthode semble présenter une bonne fiabilité, bien qu'elle ait tendance à sous-estimer la non-observance dans la population (manque de sensibilité) (19). En revanche, elle est très spécifique pour la non-observance. C'est en tout cas ce que semblent confirmer les corrélations significatives retrouvées entre déclarations d'observance et mesure de la charge virale dans plusieurs études chez des patients traités avec inhibiteurs de protéase (5-6-8-14-20). La plupart des études utilisant ce type de mesure sont basées sur des questions qui envisagent les comprimés pris au cours des derniers jours (3 à 7 derniers jours), et cette mesure est liée à l'observance du patient au cours du dernier mois.
Ces méthodes ont confirmé leur validité dans des contextes très différents, en France chez les migrants (21), chez les usagers de drogue (22) et dans des pays en développement (23) en démontrant la relation entre observance et succès virologique. De plus, la relation entre observance mesurée par cette méthode et concentrations plasmatiques d'inhibiteurs de protéase (IP), a été établie (22-24) Dans ces analyses, la mesure de l'observance est plus prédictive de la réponse que le dosage d'IP.
2. Les méthodes objectives
a) Le comptage des comprimés
Le comptage des comprimés emportés et ramenés dans les pharmacies hospitalières paraît plus sensible pour détecter les problèmes de non-observance que les auto-questionnaires (25) mais la signification de l'oubli de ramener les boites vides à la pharmacie est mal connue. La question de la confiance entre l'équipe de soin et la personne soignée, centrale dans l'observance, est posée dans cette approche. Cette méthode impose également une source d'approvisionnement en médicaments unique pour le patient et est difficile à mettre en place en dehors d'essais thérapeutiques spécifiques.
b) Les piluliers électroniques
Il s'agit d'un outil technique, où certains experts biomédicaux espèrent trouver une mesure plus "objective" de la prise réelle de médicaments. Cette technique est plus sensible pour détecter la non-observance que les auto-questionnaires (6) voire que le comptage des comprimés. Mais elle se heurte, en pratique, à des limites tout aussi importantes que le recours au questionnement direct des patients. Cet outil se base sur l'utilisation de boîtes de médicaments avec dispositif électronique de comptage incorporé (MEMS caps), et n'est pas à l'abri de "détournements" de la part des patients d'autant plus que ceux-ci peuvent mal supporter ce type de contrôle et être d'autant moins incités à révéler leurs comportements réels (26). De plus, la mesure de l'observance avec ce type de méthode risque d'être biaisée à cause de l'effet "intervention" de la méthode : il n'est pas exclu que la mise à disposition de ces piluliers puisse faciliter l'observance ; la mesure ne correspondrait donc plus à ce qui pourrait se passer sans l'utilisation de ce pilulier.
c) "Unannounced pill count"
Ce type de méthode a été utilisé avec succès aux USA. Elle est basée sur des visites à domicile du patient sans prise de rendez-vous préalable. Les professionnels de santé peuvent alors mesurer le nombre de comprimés non pris et le comparer au nombre théorique de comprimés supposés restants. Cette mesure a été démontrée comme très corrélée aux résultats des piluliers électroniques, elle présente une limite éthique non négligeable (26-27).
d) Les marqueurs biologiques
Malgré l'existence de la relation statistique entre succès virologique et observance, il est faux de considérer que la charge virale est le marqueur biologique des comportements d'observance du patient. En effet, il existe d'autres facteurs associés au succès virologique, comme l'histoire pré-thérapeutique du patient, le niveau des cellules CD4+ lors de l'initiation du traitement, ou encore le choix de la combinaison antirétrovirale. Le lien entre observance et charge virale n'a de sens que de façon collective, en associant différents outils de mesure, afin de valider une mesure de l'observance à l'échelon d'une population.
Quant aux dosages pharmacologiques, ils ne peuvent techniquement pas remonter à plus de 72 h, étant donné la demi-vie courte des inhibiteurs de protéase. Leur interprétation est délicate, elle dépend du moment de la dernière prise et nécessite par conséquent des données auto-déclaratives. De plus les résultats peuvent différer en fonction de la variabilité interindividuelle de la concentration plasmatique d'inhibiteur de protéase due aux différences d'absorption et de métabolisme selon les patients (28).
Toutefois, certaines études ont pu démontrer une relation entre les concentrations plasmatiques d'indinavir et l'observance auto-déclarée (22-29). Dans une étude italienne (29) portant sur une population de toxicomanes, l'auto-questionnaire est plus sensible pour détecter la non-observance que la détermination des concentrations sériques d'indinavir. En effet, dans cette analyse, d'autres facteurs indépendants de l'observance (absorption, interactions médicamenteuses etc.) influent sur les concentrations d'indinavir de façon plus importante que les biais de mémorisation des patients. Ces études suggèrent que les dosages pharmacologiques et les auto-questionnaires peuvent jouer un rôle complémentaire pour différencier les comportements de non-observance des problèmes de métabolisme ou d'absorption de l'anti-protéase. Si la recherche des patients nonobservants ne se base que sur les dosages, le risque est de "passer à côté" de patients ayant un comportement de non-observance.
Conclusion
Bien que souvent décrite dans la littérature comme une méthode manquant de sensibilité, des auto-questionnaires restent la technique la plus utilisée pour rechercher les comportements de non-observance. Les recherches actuelles tendent à augmenter la spécificité de la mesure de l'observance par les auto-questionnaires; elles montrent que l'observance est un comportement dynamique, variant au cours du temps et qu'elle est influencée en premier lieu par le vécu du patient. Cette approche converge avec les préoccupations de nombreux cliniciens afin de promouvoir une approche "empathique" de l'observance. Elle reconnaît que tout patient confronté à des traitements aussi complexes (25) provoquant des d'effets secondaires aussi importants que ceux entraînés par les actuelles multithérapies rencontrera, à un moment ou un autre, des difficultés de suivi de son régime thérapeutique et qu'il faut donc établir, avec la participation active des patients eux-mêmes, les plans de traitement individualisés les mieux à même de les faire bénéficier au maximum des traitements.
Bibliographie :
- Dunbar, J., Predictors of patient adherence : patient characteristics. The handbook of health behauior change, ed. S. Shumaker and and-coll., New-York: Springer Pub Co, 1990.
- Janz, N. and M. Becker, The health belief model : a decade later Nlth Educ Quart, 1984. 11: p. 1-47.
- Tourette-Turgis C.. Rébillon M., "Un modèle d'intervention counseling sur l'observance thérapeutique: MOTHIV", Mettre en place une consultation d'observance aux traitements contre le VIH/SIDA-De la théorie à la pratique. Paris, Comment Dire, 2002, p. 99-122.
- Le Moing, V, et al., Clinical, biologic, and behauioral predictors of early immunologic and virologic response in HIV-infected patients initiating protease inhibitors. J Acquir Immune Defic Syndr, 2001. 27(4): p. 372-6.
- Haubrich, R.H., et al., The value of patient-reported adherence to antiretroviral therapy in predicting virologic and immunologic response. California Collaborative Treatment Group. AIDS, 1999. 13(9): p. 1099-107.
- Bangsberg, D.R., et al.. Adherence to protease inhibitors, HIV-1 viral load, and development of drug resistance in an indigent population. AIDS, 2000. 14(4): p. 357-66.
- Bangsberg, D.R., et al., Non-adherence to highly active antiretroviral therapy predicts progression to AIDS. AIDS, 2001. 15(9): p. 1181-3.
- Paterson, D.L., et al., Adherence to protease inhibitor therapy and outcomes in patients with HIV infection. Ann Intern Med, 2000. 133(1): p. 21-30.
- Oyugi JH, Byakika-Tusüme J, Ragland K, Laeyendecker O, Mugerwa R, Kityo C, Mugyenyi P, Quinn TC, Bangsberg DR, Treatment interruptions predict resistance in HIV-positiue individuals purchasing fixed-dose combination antiretroviral therapy in Kampala, Uganda, AIDS, May 11;21(8):965-71. 2007.
- Wainberg, M. and G. Friedland, Public health implications of antiretrouiral therapy and HIV drug resistance. JAMA, 1998. 279(24): p. 1977-83.
- Bangsberg, D.R., et al., High levels of adherence do not prevent accumulation of HIV drug resistance mutations. Aids, 2003. 17(13): p. 1925-32.
- Cingolani, A., et al., Usefulness of monitoring HIV drug resistance and adherence in individuals failing highly active antiretroviral therapy: a randomized study (ARGENTA). Aids, 2002. 16(3): p. 369-79.
- Sethi, A.K., et al., Association between Adherence to Antiretrouiral Therapy and Human Immunodeficiency Virus Drug Resistance. Clin Infect Dis, 2003. 37(8): p. 1112-1118.
- Chesney, M.A., M. Morin, and L. Sherr, Adherence ta HIV combination therapy. Soc Sci Med, 2000. 50(11): p. 1599-605.
- Gerbert, B., et al., Combination antiretrouiral therapy : health care providers confront emerging dilemmas. AIDS Care, 2000. 12: p. 409-421.
- Roberts, K.J. and P Volberding, Adherence communication: a qualitative analysis of physicianpatient dialogue. AIDS, 1999. 13(13): p. 1771-8.
- Miller. L.G., et al., How well do clinicians estimate patients' adherence ta combination antiretrouiral therapy? J Gen Intern Med, 2002. 17(1): p. 1-11.
- Morisky, D., L. Green, and D. Levine, Concurrent and predictiue validity of a self-reported measure of medication adherence. Med Care, 1986. 24: p. 6774.
- Wagner, G. and J. Rabkin, Measuring medication adherence : are missed doses reported more accurately thon perfect adherence. AIDS Care, 2000. 12: p. 405-408.
- Gifford, A.L., et al., Predictors of self-reported adherence and plasma HIV concentrations in patients on multidrug antiretrouiral regimens. J Acquir Immune Defic Syndr, 2000. 23(5): p. 38695.
- Marcellin, F, et al., Do migrants overreport adherence to highly active antiretroviral therapy?: results from the French VESPA (ANRS-EN12) National Survey. J Acquir Immune Defic Syndr, 2006. 42(5): p. 646-7.
- Duran, S., et al., 'Do HIV-infected injecting drug users over-report adherence ta highly active antiretroviral therapy?' A comparison between patients' self- reports and serum protease inhibitor concentrations in the French Manif 2000 cohort study. AIDS, 2001. 15(8): p. 1075-7.
- Ferradini, L., et al., Scaling up of highly active antiretroviral therapy in a rural district of Malawi: an effectiueness assessmen t. Lancet, 2006. 367(9519): p. 1335-42.
- Duran, S., et al., The detection of non-adherence by self-administered questionnaires con be optimized by protease inhibitor plasma concentration determination. AIDS, 2003. 17(7): p. 1096-9.
- Golin, C., et al. Self-reported adherence to protease inhibitors substantially ouerestimates an objective measure. in 6th conference on retrovirus and opportunistic infections. 1999. Chicago.
- Miller, L.G. and R.D. Hays, Adherence to combination antiretroviral therapy: synthesis of the literature and clinical implications. AIDS Read, 2000. 10(3): p. 177-85.
- Oyugi, J.H., et al., Multiple ualidated measures of adherence indicate high leuels of adherence ta generic HIV antiretroviral therapy in a resourcelimited setting. J Acquir Immune Defic Syndr, 2004. 36(5): p. 1100-2.
- Lorenzi, P, et al., Toxicity, efficacy, plasma drug concentrations and protease mutations in patients with HIV infection treated with ritonavir plus saquinavir, AIDS, 1997. 11(12): p. F95-F99.
- Murri, R., et al., Patient-reported nonadherence te, HAART is related to protease inhibitor levels. J Acquir Immune Defic Syndr, 2000, 24(2): p. 123-8.
Développement et Santé, n°187, 2007