Maladie du sommeil
Classiquement, la trypanosomose humaine africaine (THA) évolue en 3 phases successives une phase d'incubation de quelques jours à 3 semaines, une phase lymphaticosanguine (stade I) avec fièvre oscillante et adénopathies, et une phase de méningo-encéphalite (stade II) évoluant vers la mort si aucun traitement n'est entrepris. Le nom de maladie du sommeil donné à la THA vient de la somnolence diurne qui est le signe le plus fréquemment noté au stade II.
Au stade I
Les patients sont traités par la pentamidine, qui est en général bien supportée.
Au stade II
Le traitement le plus opérationnel actuellement est l'utilisation du mélarsoprol (Arsobal). Mais ce sel d'arsenic peut provoquer une encéphalopathie mortelle dans 5 à 10 % des cas. Le stade II doit être diagnostiqué précocement pour permettre un traitement adapté.
Le diagnostic de cette phase est fait après ponction lombaire, aujourd'hui comme il y a presque un siècle, par examen en microscopie optique du liquide céphalorachidien (LCR). En général, il est admis que le passage nerveux a eu lieu lorsque le trypanosome est trouvé dans le LCR. Quand il n'est pas détecté, la concentration de lymphocytes par mm3 est déterminante : une concentration cellulaire supérieure à 10 par mm3 signe un stade II, alors qu'au dessous de 5 par mm3 il s'agit d'un stade I. Entre ces deux limites, certains parlent de stade " intermédiaire ". Il est donc crucial de faire le diagnostic de stade, notamment dans les cas où clinique et biologie ne le permettent pas avec certitude.
Depuis 1988, notre équipe a conduit plusieurs études sur le sommeil dans la THA et nous proposons ici d'utiliser les résultats obtenus au cours de ces longues années pour améliorer la précision du diagnostic de pénétration du trypanosome dans le système nerveux central.
I. Le syndrome du cycle veille-sommeil
Les études du sommeil dans la THA sont récentes. Au XIX" siècle, les praticiens avaient remarqué qu'un patient souffrant de maladie du sommeil "dormait souvent, mais peu de temps à la fois, aussi bien la nuit que le jour, de sorte que la durée totale de son sommeil ne dépassait pas le chiffre moyen des individus bien portants" (Makensie en 1890). Les patients sont somnolents le jour et agités la nuit. Les "attaques de sommeil" sont invincibles, se manifestant de manière brusque, comme dans les narcolepsies.
Depuis 1988, notre équipe a pratiqué plus de 140 enregistrements de 24 heures du sommeil par polysomnographie (PSG), qui comporte au minimum le recueil de l'électroencéphalogramme, de l'électromyogramme des muscles du menton et de l'électrooculogramme. La PSG est la seule technique capable de différencier avec certitude les états de vigilance et sommeil. Ceux-ci sont représentés par l'éveil, le sommeil orthodoxe et le sommeil paradoxal (Rapid Eye Movement Sleep, REM sleep des Anglo-Saxons). Chez les sujets sains, le sommeil est essentiellement nocturne, le sommeil paradoxal survient toujours après une latence de 60 à 90 minutes et est donc consécutif aux différents stades de sommeil orthodoxe.
C'est grâce à l'utilisation de la PSG pendant 24 heures consécutives que nous avons pu préciser le trouble de la distribution de la veille et du sommeil au cours de la THA. Les patients atteints de THA au stade de méningo-encéphalite présentent ce que nous pouvons appeler le syndrome du cycle veille-sommeil (Figure 1) qui est constitué par deux signes majeurs
- Le dérèglement du cycle veille-sommeil sur 24 heures. Le sommeil devient de plus en plus polyphasique avec des épisodes de sommeil de plus en plus courts survenant à n'importe quel moment du jour et de la nuit.
- L'atteinte de la structure interne du sommeil. Le sommeil paradoxal précède souvent les épisodes de sommeil vrai (SOREM : Sleep Onset REM periods), d'autant plus fréquemment que l'atteinte est sévère, il est le premier à apparaître, le sommeil orthodoxe survenant après.
II. Les effets du traitement sur
le syndrome du cycle veille-sommeil
Lors de deux investigations conduites à Brazzaville et à Luanda chez des patients au stade méningo-encéphalitique, des enregistrements PSG ont été pratiqués avant et après traitement. A Brazzaville, 10 patients ont été enregistrés avant et après traitement par trois cures successives de mélarsoprol. A Luanda, 4 patients ont été enregistrés 48 heures d'affilée avant traitement par le mélarsoprol et un mois après une cure de 3 jours. Dans les deux investigations, l'atteinte du cycle veille-sommeil s'est améliorée et les SOREM ont diminué voire disparu chez les patients les moins atteints. Chez les patients les plus atteints, la normalisation est progressive mais beaucoup plus longue. Ainsi, chez deux européens ayant contracté une THA à T. b. rhodesiense, la normalisation n'a été effective que 6 à 11 mois après le traitement.
III. Utilisation diagnostique du syndrome
du cycle veille-sommeil
Une première étude a porté sur un enregistrement PSG ambulatoire de 48 heures chez 8 patients, dont 3 en phase lymphatico-sanguine, un intermédiaire et quatre en phase méningo encépalitique. La seconde investigation a porté sur 32 patients et 15 sujets sains enregistrés lors d'une campagne mobile de dépistage actif dans la Province du Cuenza Norte en Angola.
a) Au stade intermédiaire, le syndrome du cycle veille-sommeil est plus léger qu'au stade II, mais cependant détecté. Chez deux des patients classés au stade I, ces perturbations n'ont pas été observées. Par contre, un des patients considéré comme un stade I présente un SOREM pendant la deuxième nuit de sommeil, ainsi qu'une légère perturbation du sommeil en milieu de nuit. Ce patient a été traité par pentamidine et 14 jours plus tard, il présentait toujours des troubles du cycle veille-sommeil.
Il semble donc bien que les SOREM puissent représenter un marqueur précoce de la pénétration du trypanosome dans le système nerveux central.
b) Trente-deux patients ont été classés cliniquement et biologiquement comme étant en stade I ou en stade II. Ils ont tous eu un examen PSG à partir duquel un diagnostic de stade II (SOREM avec ou sans perturbation du cycle veille-sommeil)
ou de stade I (absence de syndrome du cycle veille-sommeil) a été posé. Il apparaît que le diagnostic de stade I porté par l'examen bioclinique n'est corroboré par l'examen PSG que dans 40 % des cas.
IV. Conclusion
L'utilisation de la polygraphie du sommeil et de l'éveil permet de confirmer l'excellente observation de Makensie : la maladie du sommeil n'est pas une hypersomnie. Par ailleurs, la plupart des épisodes débutent par du sommeil paradoxal (SOREM), ce qui les rapproche des " narcolepsies " décrites en 1910. Les SOREM pourraient bien représenter un marqueur de la pénétration du trypanosome dans le système nerveux central, comme le montrent les résultats récemment obtenus par notre équipe sur un modèle animal, utile pour adapter au mieux la stratégie thérapeutique. La PSG pourrait valablement être mise en oeuvre au niveau des Centres de référence de la THA, pour servir au diagnostic et au suivi thérapeutique.
Remerciements
Ce travail a bénéficié du concours de l'Organisation Mondiale de la Santé, du Ministère de la Coopération, de la Région Rhône-Alpes, du Conseil régional du Limousin, de la Société Elis, et des compagnies UTA et Air Afrique. Les auteurs souhaitent remercier pour leur assistance les équipes de Daloa, d'Abidjan, de Brazzaville et de Luanda.
Références pouvant être consultées
World Health Organization. Control and Surveillance of African Trypanosomiasis. Report of a WHO Expert Committee. Technical Report Series ri 881. Geneva, Switzerland, 1998.
Dumas M, Bouteille B, Buguet A. Progress in Human African Trypanosomiasis, Sleeping Sickness. Paris: Springer Verlag, 1999.
Buguet A, Bourdon L, Bisser S, Chapotot F, Radomski MW, Dumas M. La maladie du sommeil : trouble majeur des rythmes circadiens. Méd. Trop. 2001, 61 : 328-339.
Darsaud A, Bourdon L, Mercier S, Chapotot F, Bouteille B, Cespuglio R, Buguet A. Twenty-four hour disruption of the sleepwake cycle and Sleep-onset REM-like episodes in a rat model of African trypanosomiasis. Sleep, 2004, 27: 42-46.
Développement et Santé, n°171, juin 2004