Les médicaments du marché parallèle pour le traitement de l'urétrite à Dakar
Les médicaments du marché parallèle pour le traitement de I'urétrite à Dakar: enquête épidémiologique et contrôle physicochimique par P.S. Sow 1, T.S. N'Gueye 2, E. Sy 2, L. Touré 3, C. Ba 3, M. Badiane 2 1 Clinique des maladies infectieuses Ibrahima-Diop-Mar, CHU de Fann. 2 Département de chimie thérapeutique, faculté de médecine, de pharmacie et d'odontostomatologie, université Cheikh-Anta-Diop. 3 Laboratoire Parke-Davis Afrique de l'Ouest, Dakar, Sénégal. Résumé Objectifs. Le but était d'apprécier l'importance de la vente des médicaments du marché parallèle pour le traitement de l'écoulement urétral à Dakar. Méthode. Une enquête a été menée dans 50 lieux différents des quartiers populaires du 13 février au 6 mars 1997. Ces médicaments recueillis auprès des vendeurs du marché illicite étaient contrôlés et analysés : aspect, identification et dosage du principe actif. Résultats. Les molécules les plus fréquemment proposées étaient: l'ampicilline 250 mg en gélules (44 %), l'oxytétracycline 250 mg en gélules (24 %) et le cotrimoxazole 480 mg en comprimés (12 0/o). Dans 88 % des cas, ces médicaments étaient vendus en vrac et dans 12 % des cas en blister. La date de péremption manquait dans 90 % des cas. La posologie et la durée du traitement n'étaient correctes que dans 6 % des cas, et 53,1 % des médicaments proposés par ces vendeurs de rue avaient un aspect anormal ; il s'agissait de l'ampicilline 250 mg (21 échantillons sur les 22) et de l'oxytétracycline 250 mg (six échantillons sur les 12). Tous les principes actifs ont été identifiés positifs à l'exception de l'ampicilline 250 mg pour lequel un seul échantillon sur les 22 était positif ; les autres rappelaient la farine de blé sans aucune trace du principe actif. Les maladies sexuellement transmissibles (MSI) constituent un important problème de santé publique. Chaque jour selon l'OMS, 685 000 nouveaux cas de MST sont enregistrés dans le monde. Elles sont, en outre, parmi les causes majeures de morbidité du fait de complications graves, comme la stérilité masculine et féminine, la grossesse ectopique, le rétrécissement urétral, le cancer génital. Les interactions des MST avec le VIH sont aujourd'hui prouvées, aggravant ainsi le potentiel de mortalité et de morbidité. D'où l'intérêt de les diagnostiquer et de les traiter très tôt. Mais dans les pays en développement, les problèmes d'accessibilité aux soins et d'ignorance en termes d'éducation pour la santé contraignent les populations à l'automédication et au traitement en dehors des structures sanitaires. Dans certains pays africains, malgré les possibilités d'approvisionnement en médicaments dans les officines privées et la mise en place d'une politique des médicaments essentiels dans les formations sanitaires, la vente parallèle est encore importante. À Dakar, la vente illicite des médicaments est une pratique développée, raison pour laquelle nous nous sommes fixés plusieurs objectifs à travers cette étude : - identifier les différents lieux de vente des médicaments en dehors des structures officielles; - évaluer le niveau de connaissance sur les MST des vendeurs de médicaments du marché parallèle dans la ville de Dakar ; - contrôler la qualité physique et chimique des médicaments proposés pour le traitement des MST dans ce marché parallèle. Matériel et méthode Nous avons mené une enquête au niveau de la région de Dakar en zone urbaine et en banlieue. Cette enquête s'est déroulée dans les différents marchés de la ville de Dakar, où la vente des médicaments s'est progressivement développée depuis plus d'une décennie et tend à prendre de l'ampleur aujourd'hui. Elle est le fait de vendeurs souvent originaires du milieu rural, qui possèdent un étalage garni de divers médicaments dont des antibiotiques. La présente étude s'est déroulée du 13 février au 6 mars 1997, sous forme d'enquête par interviews auprès des vendeurs de médicaments du marché parallèle. Elle porte sur les antibiotiques et autres médicaments proposés par les vendeurs pour traiter un écoulement urétral. Nous nous présentions, sans ordonnance médicale, nous plaignant d'écoulement urétral purulent. Le vendeur était alors invité à nous conseiller un médicament approprié et sa posologie, la durée du traitement et le prix. Nous profitions de l'entretien pour recueillir des informations sur le conditionnement, la date de péremption et le nombre moyen de personnes venant traiter une MST auprès de lui par jour. En somme, il lui revenait de faire une prescription dans laquelle nous ne devions en aucun cas intervenir. Au cas où il ne savait pas traiter la maladie, nous prenions congé. Les normes de l'OMS en ce qui concerne la posologie et la durée du traitement de 1'urétrite ont été retenues comme valeurs de référence (sans tenir compte de l'étiologie gonococcique ou non de 1'urétrite du fait de l'absence d'analyse de laboratoire). Les médicaments proposés par le vendeur pour le traitement de la MST étaient recueillis dans des tubes propres puis conservés en attendant l'analyse physiochimique effectuée au laboratoire de contrôle de Parke-Davis, industrie pharmaceutique située dans la zone franche industrielle de Dakar. L'analyse physique consistait à apprécier l'aspect extérieur du médicament, son temps de désagrégation et son poids. Les méthodes utilisées pour l'analyse chimique telles que l'oxydoréduction, l'électrochimie et la chromatographie ont ainsi permis d'identifier la nature du produit contenu dans le médicament proposé par le vendeur et le dosage du principe actif. Résultats Au total, l'enquête s'est déroulée dans 50 lieux de vente de médicaments pour le traitement d'un écoulement urétral. La majorité des échantillons proviennent de la banlieue de Dakar, soit 52 % des marchés parallèles enquêtés contre 48 % dans Dakar-ville. Ces médicaments sont vendus dans la plupart des cas (85 %) sur des tables exposées au soleil. Les médicaments les plus fréquemment prescrits par les vendeurs du marché parallèle pour le traitement de l'écoulement urétral sont essentiellement l'ampicilline 250 mg (44 %), l'oxytétracycline 250 mg (24 %) et le cotrimoxazole 480 mg (12 %) (tableau n° 1). Ces médicaments sont vendus en vrac dans 88 % des cas et en blister dans 12 % des cas (six lieux enquêtés sur les 50). Par ailleurs, la date de péremption des médicaments proposés n'est pas indiquée dans 90 % des cas. La posologie du traitement de 1'urétrite n'est correcte que pour trois échantillons sur les 50 prescrits, soit 6 %. La durée du traitement proposée par le vendeur pour l'urétrite masculine est jugée suffisante lorsqu'elle est de cinq à sept jours, insuffisante lorsqu'elle est intérieure à trois jours et excessive quand elle est supérieure à dix jours (référence nonnes OMS). Dans ce travail, la durée préconisée pour le traitement de l'écoulement urétral est insuffisante dans 80 % des cas (tableau n° 2). Le nombre de clients ayant un écoulement urétral se présentant chaque jour varie entre 2 et 15, avec un mode à 5 (58,3 % des cas). Le coût du traitement de l'urétrite dans ces marchés parallèles varie de 100 à 2 800 F CFA (1 F CFA: 0,01 FF); il est de 600 F CFA dans 20 % des cas. L'analyse physicochimique des médicaments proposés est basée sur leur aspect, l'identification et le dosage du principe actif. Ainsi, 53,1 % des médicaments proposés ont un aspect anormal sur le plan de la coloration externe de la molécule ; il s'agit en majorité de l'ampicilline 250 mg (21 échantillons sur les 22) et de l'oxytétracycline 250 mg (six échantillons sur les 12) (tableau n° 3). Par ailleurs, tous les principes actifs des médicaments proposés dans le marché parallèle pour le traitement de l'urétrite ont été identifiés comme positifs à l'exception de l'ampicilline 250 mg, pour lequel un seul échantillon sur les 22 a été jugé correct (tableau n° 4). Commentaires Notre enquête a révélé que la vente de médicaments sur le marché parallèle à Dakar est une pratique réelle qui risque de s'intensifier dans les années à venir. Les points de vente sont de plus en plus nombreux. Dans la plupart des cas, ce marché parallèle s'est développé dans la banlieue dakaroise qui regroupe des quartiers populaires à forte concentration humaine due à l'exode rural massif. On y rencontre donc des populations à bas niveau de revenus, ayant un accès aux soins difficile par la voie " officielle ", qui se procurent donc les médicaments sur le marché parallèle. Ces molécules sont le plus souvent vendues à l'unité, déconditionnées en vrac dans des flacons, ce qui pose des problèmes de conservation du principe actif contenu dans ces produits. On sait que les antibiotiques font partie des médicaments les plus difficiles à conserver, surtout en Afrique où les températures sont élevées et l'humidité importante. Leur exposition sur des étalages sans protection favorise ainsi l'action des intempéries climatiques, entraînant la dénaturation de leur principe actif et par conséquent de leur activité antibactérienne. Aussi se pose le problème de la qualité de ces médicaments manipulés quotidiennement par des vendeurs ignorant leurs modalités de conservation et leurs dates de péremption. Les médicaments proposés pour le traitement de l'écoulement urétral au niveau du marché parallèle sont des antibiotiques, avec 96 % prescriptions essentiellement dominées par l'ampicilline 250 mg, l'oxytétracycline et le cotrimoxazole. Dans 2 % des cas, il s'agissait d'un anti-inflammatoire (indométacine). Dans une étude menée à Cotonou sur les produits vendus sur le marché parallèle, Fayomi et al. ont noté que les bêtalactamines venaient en tête, totalisant 45 % des spécialités devant les tétracyclines (14 %), les macrolides (10 %), les aminosides et les phénicolés (7 %). Au Niger, les médicaments anti-MST proposés sur le marché parallèle sont l'oxytétracycline, la nitroxolline, l'ampicilline et les macrolides. La date de péremption n'est pas connue pour la majorité des produits. Sur les 50 échantillons qui nous ont été proposés, seuls cinq, soit 10 %, possèdent une date de péremption. Il est connu que la consommation de produits périmés a des conséquences néfastes : complications de la MST non traitée, résistance aux antibiotiques, manifestations cliniques graves. La posologie proposée par ces vendeurs est incorrecte dans 94 % des cas. Elle est trop faible dans la majorité des cas avec seulement deux en prise unique. De même, la durée du traitement est insuffisante, allant de un à cinq jours. Au total, ni la posologie ni la durée du traitement ne sont adaptées, ce qui expose le malade à un risque accru de sélection de germes résistants. Pour le traitement de la gonococcie par les vendeuses du marché Dantokpa de Cotonou, 63 sur les 67 interrogées ont proposé des traitements inappropriés en termes de molécules. Concernant la posologie, 85 % des enquêtées proposent une dose faible, donc inefficace, pour traiter une urétrite gonococcique masculine. Seules cinq vendeuses ont formulé une posologie correcte en conseillant dans un cas le traitement concomitant de la partenaire. Selon cette étude, le coût du traitement de l'écoulement urétral varie de 100 à 2 800 F, CFA, alors qu'il est en moyenne de 7 500 F CFA dans les officines pharmaceutiques. Dans ce dernier cas nécessitant une ordonnance médicale, il faut en outre ajouter le prix de la consultation médicale variant entre 1 000 F CFA, dans les structures publiques, à 15 000 F CFA dans le privé. Se pose ainsi le problème de l'accessibilité financière à ces médicaments, amenant les populations démunies à se procurer ces molécules au niveau du marché parallèle. En effet, Niandou évalue le prix d'une gélule au Niger à 10 F CFA, aussi bien pour l'ampicilline que la tétracycline. L'étude faite au marché Dantokpa de Cotonou montre que les médicaments vendus sur le marché parallèle coûtent jusqu'à dix fois moins cher que ceux des officines. L'aspect de 26 échantillons sur 49 est anormal, soit 53 %. Les molécules d'oxytétracycline sont dénaturées, de coloration brune, et sur les 22 échantillons d'ampicilline dosée à 250 mg un seul possède les caractères organoleptiques de la molécule de référence ; les autres rappellent la farine de blé et aucune trace de principe actif n'est retrouvée à l'identification chimique. Des résultats similaires ont été aussi retrouvés au Sénégal et dans d'autres pays d'Afrique ainsi qu'au Cambodge où l'on note un faible pourcentage de produit de substitution. Selon Lambert, la mauvaise qualité des médicaments peut être de deux types : falsification volontaire (absence du principe actif, présence d'une quantité inférieure à celle annoncée, remplacement du principe actif par une substance moins coûteuse) ou mauvaise fabrication (répartition non homogène du principe actif sur un même lot, temps de délitement trop important, bioéquivalence d'un générique, etc.). Cette contrefaçon des médicaments représente un grave problème de santé publique dans les pays africains du fait surtout de l'importation clandestine de ces médicaments, mais aussi du fait de l'absence de laboratoire de contrôle de qualité. Selon les estimations de l'OMS, les médicaments contrefaits représentent 5 % du marché mondial et 30 % de ces médicaments circulent en Afrique. Cette vente illicite de médicaments est d'autant plus facile et intense que les frontières des pays africains sont perméables et que ces antibiotiques sur le marché parallèle sont nettement moins chers que ceux des pharmacies privées. Face à une telle situation, les patients vont plus facilement s'approvisionner sur les marchés publics où les médicaments sont non seulement abordables mais " négociables ". Mais cette stratégie de se faire soigner à moindre coût expose aux risques liés à la consommation de médicaments de qualité douteuse avec une posologie incorrecte. Outre le risque de vente de produits sous-dosés, détériorés ou périmés, l'autre conséquence du marché parallèle est le développement de l'automédication. En effet, il est admis qu'en Afrique 20 à 40 % des automédications portent sur des antibiotiques vendus sans prescription médicale. Cette automédication peut favoriser la survenue d'effets secondaires du fait de la méconnaissance des contre-indications, et surtout l'apparition de résistances bactériennes à cause des posologies et des durées de traitement inadaptées. Ces phénomènes de résistance représentent en zone tropicale un problème majeur de santé publique en raison de leur extension, de leur impact économique négatif et de leur rôle dans l'échec de l'antibiothérapie. Au Sénégal en 1996, selon Bathily, sur 58 souches de Neisseria gonorrhoeae testées, 15 (25,8 %) étaient productrices de pénicilline et totalement résistantes à la pénicilline, 31 (53,4 %) étaient sensibles à la tétracycline et neuf (15,5 %) ont indiqué un niveau élevé de résistance par plasmide. C'est la première fois qu'un cas de résistance de Neisseria gonorrhoeae à la tétracycline est rapporté au Sénégal. Par ailleurs selon ces mêmes auteurs, 56 (96,5 0/o) souches étaient sensibles au cotrimoxazole et aucune résistance à la ciprofloxacine et à la ceftriaxone n'a été notée. En Afrique subsaharienne, 20 à 80 % des gonocoques sont résistants aux antibiotiques, dont 10 à 40 % par production de pénicillinase. Ainsi, le traitement actuel de la gonococcie ne repose plus sur les pénicillines conseillées par les vendeurs du marché parallèle mais plutôt sur les inhibiteurs de bêtalactamases, les céphalosporines et les quinolones. Des mesures doivent être prises pour tenter de réduire ces risques et dispenser aux malades des soins de qualité. Les pouvoirs politiques et sanitaires de chaque pays doivent être les premiers à s'engager dans la lutte contre la vente illicite des médicaments en dehors des structures officielles. Les solutions proposées dans l'initiative de Bamako peuvent permettre de réduire l'impact négatif des marchés parallèles. En effet, l'objectif est d'atteindre la santé pour tous en l'an 2000 en baissant le coût des consultations et des médicaments, et en favorisant l'accessibilité géographique et financière des structures de santé. Par ailleurs, pour freiner la fraude des médicaments au niveau des frontières, les activités douanières doivent être renforcées en appliquant les réglementations et les sanctions adéquates. Des contrôles réguliers s'imposent également dans les formations sanitaires officielles, en établissant des bilans d'entrée et de sortie des médicaments dont la gestion est confiée au personnel de santé. Les firmes pharmaceutiques doivent être associées à la lutte contre le trafic illégal des médicaments. Celles dont les spécialités sont retrouvées sur le marché parallèle doivent être informées afin de contrôler les distributions gratuites d'échantillons qui font parfois l'objet de vente clandestine. Leur contribution peut également porter sur la révision à la baisse du prix de certains antibiotiques compte tenu de la situation économique difficile dans les pays en développement. L'information et la sensibilisation des consommateurs sur le danger de l'achat de médicaments en dehors des structures officielles sont aussi des mesures de choix dans la lutte contre ce fléau. Conclusion Les MST posent un grave problème de santé publique dans les pays en développement. Mais malgré les efforts consentis en matière de prévention et de traitement, se pose aujourd'hui le problème des médicaments du marché parallèle et particulièrement de ceux destinés au traitement des MST. Les résultats des différentes études faites sur ce sujet montrent que le marché parallèle du médicament est une menace grave pour les pays en développement. Vu l'ampleur de cette vente illicite de médicaments et les conséquences néfastes de leur usage, des mesures adéquates doivent être prises pour éradiquer ce fléau. Pour cela, il faudra conjuguer les efforts des pouvoirs publics, des professionnels de la santé et des populations ; il faut : - mener des campagnes d'information et de sensibilisation des populations sur les médicaments et sur les dangers liés à la vente de médicaments dans la rue ; - faire une promotion des soins de santé primaires et des médicaments essentiels ; - saisir les médicaments du circuit illégal et réprimer les auteurs de ces actes frauduleux ; - créer un laboratoire national de contrôle de qualité des médicaments. Développement et Santé, n°147, juin 2000