Les dilemmes de la transmission du VIH-1 par l'allaitement maternel
I. Risque de transmission et modalités d'allaitement
Chaque jour, de par le monde, on estime qu'environ 1.500 enfants acquièrent l'infection par le VIH. Au moins un tiers d'entre eux se contaminent par l'allaitement maternel. Cette contamination par le lait maternel varie en fonction de plusieurs facteurs :
1. Selon la date de l'infection maternelle
- Le risque de transmission par le lait est maximum si la mère contracte le virus pendant l'allaitement au sein (primo-infection). Effectivement la charge virale circularité dans les six semaines suivant la primo-infection est 10 à 200 fois supérieure à celle mesurée quand l'infection est passée à la chronicité
- La transmission du VIH-1 par l'allaitement maternel peut toutefois survenir en dehors de la primo-infection. Ainsi 15 % des enfants allaités par une femme séropositive (mère ou nourrice) risquent d'être contaminés par ce lait.
2. Selon la qualité du lait
Il est biologiquement plausible que le risque de transmission soit plus important en début de lactation que dans les stades ultérieurs, comme le montrent les modèles animaux de transmission de rétrovirus par le lait et la forte concentration cellulaire du colostrum et du lait de transition. Ceci est cependant difficile à démontrer chez l'homme et la chronologie exacte de la transmission du VIH-1 par l'allaitement maternel n'est pas encore connue avec précision.Même si certaines périodes pourraient être plus propices à la transmission du virus, la transmission du VIH-1 peut survenir à tous les stades de la lactation.
3. Selon les modalités de l'allaitement maternel
Il est très vraisemblable que des pratiques différentes d'allaitement soient associées à des risques variables de transmission. Une étude a ainsi mesuré un taux de transmission du VIH-1 de la mère à l'enfant inférieur chez des enfants allaités exclusivement au sein (15 %) comparés aux enfants sous allaitement mixte (24 %). On entend par allaitement mixte l'adjonction à l'allaitement au sein, d'eau, de jus de fruit, de tisane ou de tout autre aliment, à l'exception des suppléments de vitamines ou de médicaments. Cette différence est biologiquement plausible puisque l'allaitement exclusif au sein semble apporter une protection maximale des muqueuses de l'enfant par les anticorps maternels contenus dans le lait, protection diminuée par l'introduction d'un aliment autre que le lait maternel, qui rend les muqueuses perméables au passage du virus.
II. Evaluation du bénéfice-risque de l'allaitement maternel
Les bénéfices de l'allaitement maternel pour la santé de l'enfant sont multiples. Ils constituent l'apport nutritionnel le moins coûteux et le plus adapté à chaque stade de son évolution et apporte une protection immunologique efficace contre les agents responsables des maladies diarrhéiques, des infections respiratoires ainsi que de certaines autres infections. Surtout dans les pays où les services de planning familial sont peu développés, l'allaitement joue aussi un rôle important dans l'espacement des naissances. Il favorise, en outre, les interactions entre la mère et son enfant et, par-là même, le développement psychomoteur du jeune enfant.
1. Bénéfices de l'allaitement maternel en terme de morbidité
En terme de morbidité, il est actuellement évident que l'enfant allaité au sein est efficacement protégé contre les maladies diarrhéiques et les infections respiratoires. Avant l'âge de six mois, ce bénéfice est plus marqué chez les enfants allaités exclusivement au sein que chez les enfants sous allaitement mixte ou, a fortiori, allaités artificiellement. Ceci explique principalement le choix de six mois comme durée optimale d'allaitement exclusif au sein recommandée récemment par les Nations Unies.
2. Mortalité attribuable à l'allaitement artificiel
Dans les pays industrialisés, la mortalité attribuable à l'allaitement artificiel est assez limitée, bien que non négligeable, de l'ordre de 5 pour 1000 ; par contre, ce risque est dramatique dans les pays en développement. Des études dans ces pays comparant les 2 modes d'allaitement ont montré que les enfants nourris artificiellement mouraient 2 à 5 fois plus que ceux allaités au sein. Les causes de cette surmortalité sont essentiellement les maladies respiratoires et diarrhéiques.
La transmission du VIH par l'allaitement maternel pose donc de véritables dilemmes à la fois pour les interventions de santé publique et la recherche. En raison du risque de transmission du virus par l'allaitement maternel, les mères infectées par le VIH pourraient constituer une exception au principe de promotion universelle de l'allaitement maternel. Mais priver tous les nourrissons des bénéfices de ce type d'allaitement, pour n'en protéger que 15 % d'une contamination par le VIH- 1, pose un réel problème. Plusieurs interventions sont potentiellement envisageables afin de réduire ou de prévenir la transmission du VIH-1 par l'allaitement maternel. Certaines ont déjà été évaluées, mais la plupart doivent encore être validées (voir tableau).
Un guide rédigé par les agences des Nations Unies à l'intention des agents de santé et des superviseurs apporte toutes les informations techniques nécessaires pour un allaitement (maternel ou artificiel) pratiqué dans des conditions optimales (WHO/UNICEF/UNAIDS. HIV and Infant Feeding : guidelines for health care workers. 1998: WHO/FRH/NUT/CHD/98.1) (voir encadré).
III. Alternatives à l'allaitement maternel
1. Les substituts du lait maternel ou lait maternisé
Le seul moyen de supprimer le risque de transmission du VIH-1 par l'allaitement maternel est de recourir à un substitut : lait en poudre, lait industriel.
Cette méthode expose à plusieurs problèmes
L'excès de morbidité et de mortalité observé chez les enfants allaités artificiellement reflète à la fois la perte de la protection immunitaire conférée par l'allaitement maternel vis-à-vis des infections, mais aussi l'exposition du jeune enfant à des germes contaminant les préparations de lait artificiel. Ce dernier risque est particulièrement élevé quand les conditions d'hygiène sont médiocres.
Par ailleurs, aucun lait artificiel disponible dans le commerce n'a une composition équivalente à celle du lait maternel (concentration en micronutriments, certains métaux, acides aminés essentiels, immunoglobulines, etc.) ce qui nécessite idéalement au moins un complément en micronutriments chez l'enfant allaité artificiellement.
Les aspects économiques de l'allaitement artificiel sont loin d'être négligeables et dans plusieurs régions d'Afrique, l'achat dans le commerce de lait en poudre maternisé pour un mois d'allaitement artificiel représente plus que le salaire moyen mensuel ! Il est clair que, sans l'accès à du lait maternisé sous forme générique et subventionné, le recours aux substituts de lait maternel restera très limité.
Un allaitement artificiel de qualité requiert donc certaines règles qui ne sont pas toujours d'application aisée. Il faut préférer l'usage de la tasse et de la cuiller à celle du biberon et de la tétine, utiliser une eau de bonne qualité et décontaminer les ustensiles utilisés pour la préparation du lait. La préparation du lait doit respecter strictement les proportions adéquates, car une concentration en lait sous ou sur-dosée peut avoir de graves conséquences de santé sur l'enfant. Cela nécessite donc une formation et des conseils théoriques et pratiques proposés par le personnel soignant.
Enfin, une des contraintes majeures que rencontrent les femmes infectées par le VIH-1 dans les pays en développement qui choisissent l'allaitement artificiel est le risque de stigmatisation. Il est en effet à craindre que, dans un contexte où l'allaitement maternel est la norme et est socialement valorisé, pratiquer l'allaitement artificiel équivaut à reconnaître sa séropositivité. Faute d'un dialogue et d'une acceptation de cette réalité au sein du couple, de la famille (souvent les belles-mères ont une influence considérable sur les attitudes des mères dans le domaine de l'éducation des enfants) et de la société dans son ensemble, il existe un risque de stigmatisation, de rejet, voire de violence à l'encontre des femmes, dont il faut tenir compte.
2. Le lait modifié à base de lait d'animaux
(lait de vache, de chèvre ou de chamelle dilué dans de l'eau bouillie et sucrée)
L'avantage majeur du lait animal modifié est son faible coût et, peut-être, une meilleure acceptation sociale. Des expériences très intéressantes sont en cours, entre autres en Ouganda où des associations prêtent pendant la durée de l'allaitement une vache ou une chèvre qui sont restituées ensuite pour servir à d'autres. Cependant le lait animal a une composition très différente du lait humain. Il nécessite d'être dilué dans de l'eau bouillie et sucrée et requiert souvent une supplémentation en micronutriments. De plus, cette option entraîne un risque de développer ultérieurement, chez le nourrisson, une allergie alimentaire au lait animal et à d'autres aliments.
3. L'arrêt précoce de l'allaitement maternel (entre trois et six mois)
Un arrêt précoce et complet de l'allaitement maternel réduit évidemment le risque de transmission du VIH en réduisant la durée d'exposition. Cette option pourrait être choisie par les mères n'ayant pas les moyens pour pratiquer d'emblée un allaitement artificiel, bien que la transmission postnatale tardive soit probablement moins importante que la transmission précoce. Cependant, le choix du moment optimal pour cesser l'allaitement maternel demeure très difficile. L'arrêt précoce de l'allaitement est une des options proposées par les recommandations des Nations Unies (voir encadré), c'est-à-dire un allaitement exclusif au sein pendant 4 à 6 mois (moins risqué en terme de transmission du VIH que l'allaitement mixte), suivi d'aliments de substitution constitués, non pas de lait en poudre, mais d'aliments de sevrage préparés localement, en y ajoutant des compléments nutritionnels et administrés à la cuiller. Cette pratique d'allaitement court pourrait être aussi plus acceptable socialement en diminuant le risque de stigmatisation pour la mère.
Lors de cet allaitement au sein, des facteurs maternels comme une mastite, des crevasses ou un abcès du sein, peuvent augmenter le risque de transmission par le lait. Ces facteurs doivent donc être systématiquement prévenus, recherchés et traités.
Chez les mères infectées par le VIH-1 qui bénéficient d'un traitement prophylactique par des antirétroviraux en période périnatale, l'option d'un allaitement maternel court est également envisageable.
4. Le rejet du colostrum
Si les stades très précoces de la lactation étaient associés à un risque élevé de transmission, l'expression manuelle du lait et le rejet du colostrum pourraient constituer une alternative socialement acceptable pour réduire la transmission. Le rejet du colostrum est pratiqué traditionnellement dans certaines régions d'Afrique, sans que l'objectif visé par cette pratique soit lié à la prévention de l'infection à VIH.
5. Le traitement antirétroviral de la mère et/ou
de l'enfant pendant la période de l'allaitement au sein
La pertinence de ce traitement ne se pose évidemment pas lorsque l'état de la mère nécessite pour elle-même (et non pas dans un but prophylactique) un traitement antirétroviral au long cours : dans ce cas, le traitement en cours sera poursuivi pendant l'allaitement.
La pratique de l'allaitement maternel prolongé par une mère infectée par le VIH réduit considérablement, voire annihile, le bénéfice d'un traitement court d'antirétroviraux administré dans la période périnatale. Il est actuellement impossible de prévoir l'efficacité préventive éventuelle et la tolérance d'un traitement prophylactique appliqué pendant toute la durée de l'allaitement maternel.
Un traitement antirétroviral maternel à visée prophylactique se heurte à plusieurs obstacles :
la presque totale ignorance actuelle de la pharmacocinétique des antirétroviraux dans le lait maternel,
la capacité inconnue de ce traitement à réduire la charge virale dans le lait et le risque de transmission par l'allaitement,
les effets redoutés d'un traitement maternel par monothérapie antirétrovirale sur l'émergence de résistances,
notre méconnaissance des aspects de faisabilité, d'acceptabilité et de coût d'une telle intervention.
Un traitement antirétroviral à visée prophylactique pendant toute la durée de l'allaitement maternel ne semble donc pas réaliste dans l'état actuel des connaissances.
Un traitement post-natal de l'enfant pourrait être envisagé sous la forme d'une prophylaxie post-exposition. Un tel schéma de traitement est utilisé chez les enfants non allaités dans les pays développés dans le cadre global de la prévention de la transmission mère-enfant du VIH-1. Mais cette pratique entraîne une exposition inutile aux antirétroviraux pour une grande partie des enfants. Effectivement, la majorité de ceux-ci ne sera jamais infectée et risquera de souffrir d'effets secondaires des traitements antirétroviraux.
L'évaluation de ces régimes prophylactiques prolongés se heurte à de nombreuses difficultés d'ordre méthodologique. Pour l'instant, ils relèvent donc encore strictement du domaine de la recherche, sans que l'on puisse préjuger de leur efficacité.
6. L'allaitement par une nourrice
Outre le problème de l'acceptation sociale d'une telle mesure et les risques de stigmatisation qu'elle peut entraîner dans certains contextes, l'allaitement par une nourrice nécessite l'offre à celle-ci d'un dépistage volontaire du VIH, assorti de conseils, en l'absence de toutes contraintes, afin d'éviter la transmission à l'enfant.
7. Les banques de lait (lactarium)
Les banques de lait posent des problèmes très similaires au recours aux nourrices (dépistage et conseils pour les donneurs, risque de stigmatisation, etc.). La pasteurisation doit être systématique. L'organisation de tels services n'est pas aisée et s'assimile, en complexité, à des services intégrés de banque de sang. A notre connaissance, aucune expérience à grande échelle d'organisation de lactarium n'a été rapportée en Afrique, mais des expériences concluantes et intéressantes existent en Amérique Latine (Brésil, Argentine, Colombie) et en Asie (Inde).
8. Le lait maternel exprimé et pasteurisé
La pasteurisation du lait à 62,5°C pendant 30 minutes ou à 57°C pendant 33 minutes a permis expérimentalement d'éliminer l'infectiosité d'échantillons de lait humain contenant des particules de VIH-1. Comme alternative possible à l'allaitement au sein, il a donc été proposé l'extraction manuelle du lait, son chauffage et son administration au nourrisson à l'aide d'une tasse et d'une cuiller. Le lait chauffé conserve des qualités nutritionnelles satisfaisantes, mais perd certaines de ses propriétés anti-infectieuses, détruites par la chaleur.
Ce procédé est difficile à mettre en oeuvre pratiquement et nécessite que la mère soit particulièrement motivée pour entretenir sa sécrétion lactée, prenne le temps de préparer le lait dans des conditions hygiéniques acceptables et bénéficie d'un soutien important de son entourage et des agents de santé.
IV. Quelles sont les recommandations internationales ?
Les solutions proposées face à un problème nouveau de santé publique ne peuvent jamais que refléter les connaissances (ou les méconnaissances) du moment et les perceptions qu'en ont les agents de santé et la communauté. Il est du devoir des agents de santé d'apporter aux femmes, aux couples et aux familles les informations nécessaires concernant la transmission du VIH de la mère à l'enfant et les avantages et inconvénients de chaque modalité d'alimentation du nourrisson afin qu'un choix " éclairé " et cohérent soit adopté par ceux-ci.
Les recommandations actuelles des agences des Nations Unies représentent en tous cas une avancée quasi révolutionnaire concernant la politique d'alimentation des nourrissons sur au moins deux points basés sur les principes des droits de la personne :
Une politique générale de santé publique telle que la promotion globale de l'allaite ment maternel exclusif peut s'accommoder d'exceptions. L'infection maternelle par le VIH-1 en représente une et justifie une prise de décision éclairée, par la mère éventuellement, en opposition à la norme que représente l'allaitement maternel.
La tâche de l'agent de santé n'est pas de dicter aux demandeurs de soins ou de conseils une attitude qu'ils ne pourront ou ne voudront éventuellement pas appliquer. Son rôle, dans sa relation avec le demandeur, sera de lui fournir l'information indispensable à un choix éclairé de l'option la plus adaptée à sa situation, à ses moyens et à ses convictions. Ce choix devra être soutenu, sans jugement de valeur, par une information, une formation aux " bonnes pratiques " et éventuellement une logistique appropriée afin qu'il puisse être appliqué dans des conditions optimales. Dans le cas précis de l'alimentation du nourrisson, il est maintenant considéré que les hôpitaux ayant adhéré à l'initiative " Amis des bébés " sont les structures de soins les plus adéquates pour apporter ce soutien aux mères, y compris à celles qui ont choisi une autre option que l'allaitement exclusif au sein.
De manière plus spécifique, ces nouvelles recommandations reconnaissent, encore une fois, comme un droit de la personne, l'importance de l'accès au dépistage volontaire du VIH et aux conseils pour les femmes enceintes et allaitantes. Le succès d'une politique rationnelle d'accès aux soins (traitement ou prophylaxie antirétrovirale) et d'alimentation du nourrisson dans le contexte du VIH-1 dépendent en grande partie de la mise à disposition, de l'acceptabilité, et de la pérennité des services de dépistage et de conseil sur le VIH-1.
Il n'en demeure pas moins que l'application de ces nouvelles recommandations doit encore être mise en oeuvre. Cette mise en oeuvre devra être accompagnée d'une évaluation de ses effets, y compris d'effets pervers redoutés telle que l'adoption par des femmes non infectées par le VIH ou au statut inconnu, d'une alternative à l'allaitement maternel.
V. Conclusion
Dans les programmes pilotes et les interventions à large échelle proposant une prophylaxie par les antirétroviraux administrés en période périnatale, les interventions complémentaires visant à réduire l'exposition des enfants au VIH-1 par l'allaitement maternel devraient trouver toute leur place.
La recherche devrait aussi permettre d'en savoir plus sur l'efficacité d'interventions simples qui permettent de réduire la transmission chez les mères qui choisissent ou qui n'ont pas d'autres options que l'allaitement maternel.
Développement et Santé, n°162, décembre 2002