Le rôle des organisations non gouvernementales dans la lutte contre le SIDA
Le rôle des organisations non gouvernementales dans la lutte contre le sida :exemple des projets dynamisateurs au Tchad (1)
(1) Le concept de " projet dynamisateur " est apparu à l'occasion d'un projet de recherche financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique : " Gestion d'un espace urbain dévaforisé par ses habitants ". Projet ri 5001 - 038110. Il a été approfondi lors de discussion avec des consultants de la Banque mondiale (Dr Farza) et est appuyé sur les plans conceptuels, financiers et techniques par le Fonds de soutien aux activités en matière de population.
par Émile Jeannée, Amina Inoua, Abni Oumar Mahamat Saleh
Bureau d'Appui Santé Environnement de l'Institut Tropical Suisse, b.p. 972, N'Djaména, TCHAD.
Affirmer que la lutte contre le sida est l'affaire de tous relève du lieu commun. Que cette lutte se réduise parfois à un affrontement entre organisations pour le partage des ressources liées à cet engagement est un fait d'expérience auquel bailleurs de fonds et responsables des programmes nationaux tentent d'apporter des réponses appropriées en faisant preuve de créativité dans l'organisation et la coordination des interventions des acteurs individuels et collectifs, privés et publics.
Dans un souci de dynamisation et d'harmonisation des interventions, le programme national de lutte contre le sida au Tchad prévoit une approche par projets dynamisateurs accompagnés par des organismes relais. L'expérience présentée ci-dessous est celle d'une Organisation non gouvernementale (ONG), le Bureau d'appui santé environnement de l'Institut tropical suisse (BASE). Cette intervention illustre le rôle que ce type d'organisations peut jouer dans le cadre d'un programme faisant intervenir les institutions de divers ordres (du secteur public gouvernementale le plus strict à l'informel le plus dilué) et dans différents domaines (sanitaire, social, culturel, éducatif, économique, religieux...).
I. Objectifs de la lutte contre le sida au Tchad
Dans le cadre du 2ème plan à moyen terme de lutte contre le sida au Tchad (PMT 2, 19951999, ministère de la Santé publique, 1994), une vingtaine d'interventions prioritaires ont été retenues qui ont pour objectifs généraux de :
prévenir 27 à 29 000 nouvelles infections par le VIH par an chez près de 415 000 Tchadiens non encore infectés et exposés à un risque de contamination ;
réduire l'impact du sida sur la santé et les conditions socio-économiques de 5 à 12 000 individus, 21 000 familles, 45 000 orphelins et leurs communautés.
Des enquêtes préalables ont estimé à 415 000 le nombre de personnes fortement exposées par chacune desquelles il est prévu au moins
un contrat éducatif par une institution spécialisée et crédible (école, structure religieuse, structure traditionnelle, famille, etc.),
un contact interpersonnel par un pair (jeunes, collègues...),
un contact éducatif informatif (Mass média),
un contact " préservatif ",
un contact médical (pour le traitement précoce des MST).
Au total, ce sont donc cinq contacts différents qui doivent être assurés chaque année à chacune des personnes dans le but de lui faire adopter un comportement responsable. Autrement dit, afin de contrôler l'évolution du VIH, il serait nécessaire de promouvoir au Tchad, plus de 2 000 000 de " contacts préventifs efficaces " à 415 000 personnes " à haut risque ".
II. Contraintes institutionnelles
Ces 415 000 personnes appartiennent à des groupes de population qui se trouvent, surtout en milieu urbain et péri-urbain, parmi les adolescents, les jeunes filles âgées de 10 à 14 ans concernés par les relations sexuelles précoces, les étudiants, les militaires, les routiers, les prostituées et leurs clients, les émigrants des zones rurales, les travailleurs saisonniers, les veufs et les divorcés, etc.
Toutes ces prestations-contacts ne peuvent manifestement être assurées par les seuls services de la santé ni ceux des structures publiques. Les individus et communautés doivent y contribuer, seuls et à travers différentes formes de regroupements (tontines, associations, etc.) dont certains, faiblement structurés, auront besoin d'un accompagnement pour produire des prestations utiles. C'est à ce niveau qu'interviennent des institutions relais du type ONG qui accompagnent des interventions appelées " projet dynamisateurs " du fait de leur volonté d'avoir un effet d'entraînement auprès des personnes et groupes cibles.
La revue externe du plan à moyen terme, réalisée en 1993, laisse entendre que pour les interventions ciblées en faveur des catégories sociales indiquées, les ONG ont un net avantage par rapport aux services publics gouvernementaux. Ceci serait dû au fait que leur insertion dans la population les rend plus proches des personnes et que leurs interventions souffrent moins des contraintes administratives et financières que les services publics.
III. Problématique et place des ONG
Le défi posé à l'exécution du programme est de pouvoir entrer en contact avec les personnes ciblées et les mettre en situation de bénéficier de l'encadrement prévu en espérant que celui-ci donne les résultats en relation avec les objectifs initiaux.
Les groupes sociaux que le comportement expose le plus à l'infection par le VIH/sida présentent des caractéristiques sociales, économiques, culturelles et religieuses qui ont tendance à les marginaliser et à les tenir à l'écart des interventions menées par les organismes publics.
D'où l'idée d'identifier à la marge de ces groupes cibles, des organismes relais capables de développer avec eux une communication dynamique qui débouche sur des interactions conduisant à la mise en oeuvre d'interventions adaptées et efficaces, les projets dynamisateurs.
Quelques définitions
Organismes relais : organisation relativement structurée, de type ONG ou association locale reconnue et expérimentée, bien insérée dans le milieu et qui va jouer un rôle d'intermédiaire entre le programme national de lutte contre le sida et la population à risque, groupe cible.
Groupe cible : de l'informel, toute forme de regroupement d'individus proches ou faisant partie des groupes cibles. Les critères de qualification relèvent de l'insertion et de la capacité de mobilisation au sein de la population à risque.
Projet dynamisateur : intervention initiée par un groupe tel que défini ci-dessus et susceptible de révéler/libérer les capacités propres d'animation et d'auto-prise en charge de ce groupe et de la communauté en favorisant les initiatives de certains de ses membres. Il faut donc s'attendre - et c'est souhaitable - à un grand nombre de petites interventions couvrant un champ varié d'activités.
IV. Le BASE comme organisme relais
1. Présentation du BASE
Le BASE est une structure en prise directe avec les problèmes de développement qui a des activités de niveau professionnel dans les domaines suivants :
- santé publique,
- protection et promotion de l'environnement,
- développement communautaire.
Attentif à son positionnement par rapport à l'action, le BASE intervient, selon les circonstances, en tant que :
organisme d'appui : accompagne un processus de développement initié par une personne ou une collectivité (exemple : intervention auprès d'un groupe de mamans qui veulent s'organiser pour monter une crèche qui accueillera leurs enfants pendant qu'elles se rendent au travail) ;
prestataire de services : répond à une demande précise formulée par un tiers (organisation d'un atelier pour la gestion des médicaments pour un comité de santé) ; - promoteur de projet : initie et développe une intervention par rapport à un problème identifié pour lequel aucune réponse n'a été proposée (création et animation pour les jeunes filles mères abandonnées par leur famille).
Priorité est donnée, sans exclusive, à l'utilisation des ressources locales humaines, matérielles et financières.
Par rapport à d'autres ONG, le BASE se caractérise par le fait qu'il mène aussi bien des actions en relation directe avec des initiatives privées, individuelles et collectives, qu'à travers des programmes réalisés en appui aux instances gouvernementales.
2. L'appui du BASE dans la lutte contre le sida
Conformément à la stratégie décrite ci-dessus et en accord avec les priorités définies de manière concertée au niveau national, l'action du BASE comme organisme relais couvre les objectifs suivants :
- diminuer la transmission du sida à partir de communications menées :
au sein de la communauté à travers le réseau d'associations et groupements (formels et informels) avec lesquels le BASE interagit déjà : comité de santé, association de femmes, comités d'assainissement, jeunes de la rue, drogués, filles mères, clubs de jeunes prostituées, etc.) ;
dans les services sanitaires et sociaux appuyés dans leurs activités entrant dans le cadre d'un programme de développement des structures des ministères de la Santé et des Affaires sociales.
- réduire l'impact individuel, familial et communautaire en :
stimulant et appuyant des initiatives individuelles et collectives de prise en charge des malades (HTA, diabète, tuberculose et aussi sida) au sein de la communauté (tontines pour le paiement des ordonnances, différentes formes de mutuelles populaires, appui à l'engagement des personnels soignants dans le soutien à domicile aux malades) ;
en stimulant la création de mutuelles/ coopératives de santé au niveau des communautés :
• groupes de solidarité face aux problèmes médicaux,
• intervention dans le domaine économique et accompagnement moral,
• expérience avec les malades chroniques : tuberculeux, diabétiques, hypertendus).
- réduire l'impact socio-économique par :
l'amélioration de l'accessibilité économique et culturelle aux soins : rationalisation des traitements, recouvrement des coûts, mise à disposition des médicaments essentiels, promotion de la médecine traditionnelle ;
le développement d'activités génératrices de revenus (agriculture urbaine, maraîchage, transformation et commercialisation des produits, banque de céréales, artisanat, poterie, etc.).
3. Moyens mis en aeuvre
Dans le cadre de l'exécution du plan à moyen terme de lutte contre le sida, le Projet Population et Lutte contre le Sida (Banque mondiale) a mis en place un Fonds de soutien aux activités en matière de population (FOSAP) qui a pour vocation de développement des ONG/Associations en leur offrant un support financier, technique et professionnel. Le BASE encadre une vingtaine d'associations dont les interventions en relation avec les objectifs décrits ci-dessus sont financées par ce fond. Ce financement assure également l'accompagnement des interventions sur le terrain et l'organisation d'ateliers de rencontres, échanges et capitalisation.
V. La stratégie d'appui des projets dynamisateurs
1. Principes
Le principe d'un partenariat à partir d'organismes relais entre le programme national et les groupes cibles, repose sur le constat suivant formulé sous forme d'hypothèse de départ :
Toute personne ou tout groupement constitue une ressource essentielle ayant la capacité d'analyser les situations qui le concernent et de discerner celles qu'il estime prioritaires pour concevoir et assumer leur prise en charge.
En d'autres termes :
• Les groupes cibles, prostituées, jeunes de la rue, drogués, etc. possèdent un degré de conscience - explicite ou potentiel - de leur situation et des risques encourus à partir duquel ils seraient prêts à entreprendre des interventions.
• Si ces personnes ne manquent pas d'idées appropriées et d'intentions pour agir, leur capacité institutionnelle et gestionnaire pour mener à bien ces actions tout en étant réelle trouvera avantage à disposer d'un accompagnement qui va lui permettre de se révéler, s'exprimer.
2. Hypothèses de travail
• Le groupe cible exprime ses intentions et bénéficie de la part de l'organisme relais d'un appui pour lui permettre d'élaborer lui-même son projet. L'appui se fait sur le terrain, en situation réelle.
• Les hypothèses de travail sont vérifiées au fur et à mesure du déroulement de l'intervention.
• La systématisation et les scénarios d'action s'élaborent avec l'ensemble des acteurs.
En situation dans le milieu, les acteurs en relation avec les habitants des quartiers et des villages, quelles que soient les confessions religieuses, les opinions politiques où les statuts sociaux créent et utilisent au mieux toutes situations permettant :
la rencontre et l'échange sur les problèmes concrets,
l'analyse des préoccupations et des solutions trouvées par les gens eux-mêmes,
l'identification des initiatives et des dynamismes qui se manifestent en milieu populaire, urbain ou rural.
Il n'existe pas de distinction entre " formateurs " patentés d'un côté, " animateurs/chercheurs " d'un autre, et " populations objets de recherche " d'un troisième. Tous les participants, quel que soit leur statut, vivent le projet comme une situation de recherche.
VI. Prospectives : du projet dynamisateur au forum des partenaires
Les projets dynamisateurs sont à considérer comme des interventions structurantes qui mettent des acteurs populaires et institutionnels, privés et publics, en situation d'interagir avec leur environnement social, culturel et économique.
À partir d'un fait de société, ici la lutte contre le sida, relié à un groupe de personnes, une action est entreprise qui reçoit l'appui d'une organisation relais, proche sur les plans culturel, conceptuel et physique de ses initiateurs. Au-delà du bénéfice direct à attendre de l'intervention elle-même, en relation avec son objet, le projet dynamisateur va également renforcer les capacités des communautés urbaines et villageoises à réagir activement par rapport à leur environnement dans ses composantes tant physiques que sociales.
Il le fait à travers :
• Le développement des ressources humaines de la communauté en stimulant une mise en scène de l'expertise populaire par l'utilisation/diffusion des connaissances des personnes en relation avec le milieu dans lequel elles vivent et les problèmes qu'elles y rencontrent.
• Le renforcement institutionnel des groupes concernés en les rendant plus aptes à identifier, promouvoir et appuyer des stratégies d'autoanalyse et de responsabilisation en terme de mobilisation et organisation pour l'action.
• La création d'une dynamique d'échanges et de partages d'expérience entre ces groupes par l'organisation de rencontres dans le but de capitaliser les acquis et pouvoir les utiliser pour générer de nouvelles initiatives et interventions. A ce titre, l'organisme d'appui, comme les groupes cibles qu'il accompagne, est également en situation d'apprentissage et de construction.
Apparaît une dynamique fondatrice, un forum, espace d'échanges et de partages entre partenaires impliqués dans des actions de divers ordres, qui devient le foyer d'animation d'un développement autogène et durable.
Développement et Santé, n°121, février 1996