Le gavage traditionnel des nourissons

Par Arnaud Buffin*

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Le gavage traditionnel des nourrissons

par Arnaud Buffin*

* Médecin-généraliste, Tokombéré, Cameroun.

L'aire de santé de Tokombéré (Nord-Cameroun) regroupe environ 60 000 habitants appartenant à sept ethnies principales. Son Centre de Promotion de la Santé accueille beaucoup d'enfants atteints, entre autres, d'infections respiratoires. Celles-ci sont parfois secondaires à la pratique très courante du gavage.

Le gavage consiste à faire absorber à l'enfant régulièrement et souvent par la force une grande quantité d'eau chaude. Il conduit souvent à des fausses routes.

Nous avons interrogé un millier de femmes au village, jeunes ou âgées dans le cadre d'une enquête menée par des lycéens auprès de leurs ethnies respectives afin de comprendre les raisons de cette pratique. À partir de cette étude, nous proposerons quelques éléments de réflexion pour essayer d'en limiter les effets les plus nocifs.

I. Les infections respiratoires à l'hôpital

La consultation externe des enfants de moins de cinq ans a reçu du 1er juillet 1992 au 30 juin 1993, huit cent quatre-vingt-seize cas de broncho-pneumopathies (bronchopneumonies). Parmi elles, cent ont été hospitalisées (11 %), les autres ont été traitées en ambulatoire. Sur ces cent bronchopneumonies, vingt-huit ont pu être attribuées à la pratique du gavage ; elles surviennent toutes chez des nourrissons de moins de un an. Dix enfants sont décédés, quatre d'entre eux étaient soumis au gavage et ils avaient tous moins de quatre mois.

Nous ne pouvons établir de façon très scientifique une relation de cause à effet entre bronchopneumonie et gavage, mais il paraît très probable que les fausses routes répétées favorisent l'inoculation de la muqueuse respiratoire par les germes de l'oropharynx (Cocci Gram positif, bacille Gram négatif - anaérobies) ; le liquide employé, le plus souvent l'eau chaude qui n'est pas toujours bouillie, peut contenir également tous les germes du péril fécal.

Des morts subites par asphyxie (véritable noyade) et des brûlures de la région péribuccale viennent compléter les effets nuisibles du gavage.

Il. Enquête auprès des femmes

Nous rapportons ici les réponses aux questions : "Pourquoi et comment gavez-vous vos enfants ?" Elles varient d'une ethnie à l'autre mais nous n'avons pas tenu compte ici de ces distinctions en les exposant.

  • Qui et comment gave-t-on?

Les nouveau-nés sont les premiers concernés, puis les nourrissons jusqu'à un ou deux ans. La mère utilise initialement la cuillère les premières semaines de vie, puis sa main qu'elle applique sous la bouche de l'enfant. Elle-même prenait autrefois le liquide dans sa bouche et le lui administrait directement.

Elle gave plusieurs fois par jours (3 à 8 fois) et souvent la nuit (2 à 5 fois), elle prend généralement soin de ne pas inonder les voies aériennes.

À l'eau chaude, peuvent être ajoutés du beurre, du patron, de l'eau de mil rouge ; l'eau est parfois mélangée aux fonds de marmite ayant servi à griller le mil.

  • Pourquoi?

Les vertus du gavage et les modalités d'exécution sont clairement exposées par les femmes interrogées ; elles sont nombreuses, dictées par la tradition, les ancêtres, Dieu lui-même, et transmises aux mères par leurs parents, belles-mères ou entourage proche ".

La pratique n'est pas toujours exécutée de bon coeur et beaucoup de mères y sont contraintes, tout au moins en milieu rural où la tradition reste forte.

L'eau chaude ainsi donnée est " indispensable à la vie, une longue vie, à la survie, à la bonne croissance de l'enfant ; celui-ci pourra bien se développer, puis consolider ses os, muscles et articulations, marcher rapidement, lutter contre les maladies et la mort, résister à la noyade, guérir la plaie ombilicale, posséder la force et l'intelligence ".

" L'eau chaude, premier et meilleur aliment du nouveau-né facilite la tétée, la digestion, complète l'alimentation lactée, car le lait seul, insuffisant pour une bonne nutrition, colle à la langue et provoque des plaies dans la bouche ; l'eau nettoie et élargit la bouche, l'estomac ; elle prévient la faim et la soif, soigne les coliques abdominales... "

L'eau chaude " apporte la chaleur dans le corps alors que l'enfant quitte le sein maternel et rencontre la fraîcheur de l'extérieur; elle habitue d'un autre côté le corps à supporter la saison chaude ".

<, Elle tue les microbes, lutte contre la diarrhée et les vomissements et, au contraire de l'eau froide, n'apporte pas de maladies.,,

" Elle favorise une bonne circulation sanguine et augmente la quantité de sang dans l'organisme. "

Le gavage permet à l'enfant: " de bien respirer, de chasser le rhume, de nettoyer les bronches. "Après un an, le massage du corps avec l'eau ayant servi au gavage" solidifie le thorax, rend la peau luisante, évite les paralysies, détend les membres ".

Enfin, l'eau chaude: " calme les pleurs de l'enfant et apaise son sommeil".

Beaucoup de mères n'expliquent ni ne connaissent les raisons du gavage, elles font comme les autres femmes, ou parce qu'elles y ont été elles-mêmes soumises.

Comment le gavage devient dangereux ?

L'ingestion d'eau chaude " est en soi néfaste pour l'enfant si elle n'est pas préalablement filtrée, puis bouillie ou javellisée. Sans avoir d'effet bénéfique majeur sur le maintien d'une bonne hydratation d'un petit enfant nourri exclusivement au sein, elle peut apporter toutes sortes de germes entéropathogènes ", rapporte Tetanye Ekoe, dans une étude auprès des nourrissons vivant dans les villages voisins de Maroua. Cet argument est d'ailleurs utilisé par les défenseurs de l'allaitement maternel contre l'usage des laits artificiels nécessitant une reconstitution avec de l'eau.

Ce qui apparaît également néfaste pour l'enfant, c'est le caractère forcé du gavage, laissant alors pénétrer volontairement ou non l'eau dans les voies respiratoires.

Certaines femmes s'attachent même à remplir les fosses nasales et la trachée d'eau chaude afin d'habituer l'enfant à son contact ; ainsi il saura bien nager en eau profonde et survivre à une noyade, lors des jeux d'eau ou lors d'accidents. D'autres bouchent le nez de l'enfant pour qu'il avale vite, et celui-ci cherchant à respirer, inhale malgré la toux.

Le gavage, en période de travaux des champs est pratiqué avec moins de prudence, les quantités d'eau sont souvent plus importantes et administrées plus rapidement car les mères sont soucieuses de rassasier leur enfant avant de partir aux champs pour la journée et d'éviter leurs pleurs...

Cependant, si la plupart des femmes reconnaissent lors de notre enquête dans les villages pratiquer le gavage, elles disent chercher dans l'ensemble à éviter l'inhalation. Elles se disent conscientes des risques, elles ont parfois souffert du décès d'un de leurs enfants.

Certaines toutefois continueront à gaver leur petit, hospitalisé pour pneumopathie gravissime, même si elles admettent nos explications, conseils et traitements, tant le poids des croyances paraît lourd. Ceci est d'autant plus vérifié que ces femmes sont issues d'un milieu rural. Nombreuses sont celles qui vivent à Tokombéré à avoir abandonné cette coutume, mais elles avouent continuellement lutter contre les pressions des familles.

III. Quelle attitude pouvons-nous adopter face à cette habitude responsable d'une morbidité et d'une mortalité infantile bien réelle ?

Nous devons travailler avec deux exigences :

1 - Celle de faire part aux villageois de nos connaissances et de notre révolte en tant que soignants, face à toute pathologie provoquée.

2 - Respecter, même si nous ne la comprenons pas bien, la puériculture traditionnelle qui accorde au gavage tel que nous l'avons décrit, un certain nombre de vertus :

Initiatique, vitale, nutritive, curative... Car elle est née d'une longue expérience et réalise peut-être une réelle adaptation aux conditions du milieu.

L'ethnologue Pierre Emy évoque les difficultés que nous rencontrerons ; il écrit: " La mère africaine se conduit selon les modèles qu'elle a couramment sous les yeux, à la manière dont elle-même a été élevée et dont elle a procédé dès son jeune âge quand elle s'occupait de ses cadets... Ces pratiques de puériculture, peu conscientes et peu réfléchies, ce qui ne veut nullement dire qu'elles restent floues, ont un caractère socialement obligatoire qui leur confère une rigidité. C'est parce que tout le monde fait ainsi, et que l'entourage n'admettrait pas que l'on déroge à la règle, que la mère est en quelque sorte dispensée de réfléchir à l'éducation qu'elle va donner... Elle n'a qu'à se laisser porter par le courant, se conformer aux multiples impératifs que la tradition lui impose. "

  • Concrètement :

Nous pouvons réfléchir ensemble lors de réunions de Comité de Vie au village, de séances de PMI ou de démonstrations nutritionnelles aux possibilités de conjuguer l'esprit qui anime la puériculture traditionnelle à une pratique moins dangereuse pour les enfants. Nous pouvons inciter les villageois à s'interroger sur tout ce qui fait l'importance du gavage dans leur tradition : technique, liquide utilisé, bienfaits attendus et obtenus, relation de l'enfant à la mère, au père, rapport à l'allaitement maternel, à l'éducation. Les infirmiers de l'hôpital aussi agents itinérants et les responsables villageois de la santé regardent avec eux ce qui peut être modifié ou amélioré. Pour le moment, les femmes sont invitées à donner l'eau chaude à l'aide d'une cuiller ou d'un gobelet par petite quantité (nous nous heurtons cependant au caractère " peu rassasiant " de la cuiller, au " refus " de celle-ci par l'enfant), à faire bouillir l'eau et s'assurer avant de la donner qu'elle ait suffisamment tiédi, à ne pas boucher le nez, ni utiliser la force.

On peut exposer simplement les mécanismes de survenue des accidents respiratoires en utilisant des notions d'anatomie ou de physiologie... à l'aide de panneaux, d'images; ces explications sont toutefois déjà bien comprises par certaines femmes gaveuses. Remarquons que toutes les mères interrogées au village reconnaissent gaver leurs enfants ; seulement un quart d'entre elles l'avoue lorsque ses enfants sont hospitalisés pour infections respiratoires. C'est dire qu'elles n'ignorent pas notre désapprobation.

On peut exploiter l'idée émise par plusieurs femmes selon laquelle l'eau chaude était traditionnellement donnée aux nourrissons en complément du lait, parce qu'on ne connaissait pas encore les bouillies de mil. On peut exploiter l'expérience ou le témoignage des mères qui ont perdu un petit, suite au gavage forcé ou de celles dont les enfants non gavés se portent très bien.

Enfin, il faut sensibiliser les enfants des écoles, dans les foyers de jeunes, hors du contexte coutumier, afin de les responsabiliser tôt sur ce sujet et qu'ils abordent leur rôle de parents, d'éducateurs conscients des dangers du gavage intempestif.

IV. Conclusion

Nous sommes confrontés ici à une tradition encore largement répandue qui s'oppose à notre conception de la santé et même de la vie.

La détruire et la condamner au nom des droits de l'enfant, animés par une certaine révolte, n'est sans doute pas la meilleure approche pédagogique. C'est pourtant l'attitude que nous sommes tentés d'adopter chaque fois qu'une mère nous présente un enfant en détresse respiratoire... Aussi restons-nous ouverts aux propositions du lecteur.