Le développement sanitaire à l'école des pratiques

Par Émile Jeannée* * Institut Tropical Suisse (ITS) et Bureau d'Appui Santé-Environnement (BASE), BP 972, N'Djamena, Tchad.

Publié le

"La crédibilité théorique des plans était si satisfaisante que je répugnais à entamer la construction proprement dite, qui amènerait une succession d'obstacles concrets et imprévisibles, les choses ayant en général la déplorable habitude d'opposer à la sereine géométrie de la pensée une résistance chaotique et entêtée."

(Michel Rio, Alizés)

L'approche par projet, conduite anticipative qui permet de mobiliser des ressources en prévision d'un futur souhaité, est fréquemment utilisée dans le cadre du développement sanitaire. Elle se caractérise par la collaboration entre plusieurs instances (ministère de la Santé, bailleurs de fonds, organismes internationaux, ONG, associations locales, etc.) et le transfert de technologies, de capitaux ou de compétences.

Contrairement aux projets techniques d'ordre industriel ou architectural par exemple, le projet de santé est appelé à prendre en compte la dimension humaine inhérente à ce secteur. En revanche, comme les autres formes de projet, il vise un but, a des objectifs à atteindre et, soumis à l'évaluation, s'apprécie par rapport aux résultats obtenus.

Dans cette logique, le processus de planification joue un rôle important car il permet la définition des activités, la mobilisation des ressources et leur ordonnancement dans le temps. Classiquement, un des soucis du plan est de détailler les différentes phases et étapes du projet afin de réduire au minimum les incertitudes et ne pas devoir faire face à des situations non envisagées au départ. L'enjeu consiste à faire ce qui a été prévu, avec les ressources mises à disposition et dans le temps imparti. Les déviations doivent être écartées et il faut éliminer les perturbations empêchant le cours prescrit des activités.

Toutefois, que ce soit pour sensibiliser la population au recouvrement des coûts de santé, organiser le système de santé de district ou relancer les activités de vaccination par exemple, l'expérience montre que les choses ne se passent jamais comme prévu: les "bénéficiaires" ont d'autres préoccupations, les fonds n'arrivent pas à temps ou sont utilisés à d'autres fins, les médecins chefs de district sont convoqués en séminaire, etc. Placés dans une logique de stricte exécution d'un plan, les décideurs et responsables des services de santé sont mal outillés pour gérer les écarts qui apparaissent. Ils risquent de perdre beaucoup d'énergie à éliminer des obstacles alors que ceux-ci peuvent constituer une ressource à exploiter. Si, par définition et de la façon même dont il est élaboré, le plan n'envisage que la reproduction de ce qui est connu et pensé, l'exploration de l'imprévu, quant à elle, est susceptible d'offrir de nouvelles hypothèses de travail.

Le cheminement à partir de situations inédites commence par l'implication directe et concrète des différents types d'acteurs (habitants, paysans, professionnels de santé, chercheurs) au niveau de l'intervention. La découverte et l'exploitation des ressources locales disponibles par des apprentissages réalisés en commun vont fonder l'action, par opposition à la démarche classique de résolution de problèmes par la construction de projets faisant appel à des ressources extérieures. La révision est multiple. De référence absolue, le plan devient un instrument évolutif dont la qualité se mesure à la capacité qu'il a d'induire des hypothèses de travail adaptées et stimulantes. Utile tant qu'il est mobilisateur, il est réformé dès qu'une alternative plus riche en possibles apparaît. Les objectifs sont déterminés dans le feu de l'action et le projet reste la propriété des intéressés qui, de simples bénéficiaires, deviennent décideurs des orientations, partenaires de recherche et acteurs du développement. La prise en compte de ces mutations nécessite souvent, de la part des agences d'aide et autres intervenants extérieurs, une réforme des procédures.

Le démarrage se fait directement en utilisant les ressources existantes pour améliorer la situation actuelle sans attendre les apports extérieurs pour réaliser un plan aux objectifs peut-être plus ambitieux mais dont la non-maîtrise des intrants peut conduire à l'inaction. Plutôt que de ne rien faire en attendant argent, véhicules ou médecins chefs qui devraient permettre d'atteindre 80 % de couverture vaccinale, objectif international et lointain, il s'agit à présent d'étudier comment faire mieux avec les moyens disponibles: mettre tout le monde, tout de suite au travail, l'action étant en elle-même mobilisatrice et susceptible de dégager de nouvelles ressources. Une telle attitude favorise en effet la confiance en soi, la prise de responsabilité et le développement de l'autonomie.

Construction intellectuelle élaborée dans le souci de permettre la réalisation d'intentions, le plan est ainsi remis en perspective par les pratiques et reconstruit sur le terrain, à l'école de l'expérience. Il y gagne en réalisme et crédibilité et stimule alors découvertes et innovations. Le fait de privilégier le "terrain" comme cadre de programmation favorise l'expression de la demande sociale et permet aux communautés concernées de s'approprier les différentes étapes de la dynamique du développement sanitaire.

Développement et Santé, n°117, juin 1995