L'or bleu des barrages se ternit
L'or bleu des barrages se ternit... par Nicole Horeau d'après le rapport du colloque international de Ouagadougou en 2000 : "Eau et santé, impacts sanitaires et nutritionnels des hydro-aménagements en Afrique". Les aménagements hydrauliques sont-ils sources de bienfaits ou causes de dégradation pour la santé des populations concernées ? Après "l'or noir" qui a servi de qualificatif au pétrole, on a parlé de "l'or bleu des barrages" pour faire miroiter la richesse apportée par l'eau retenue par les barrages. Dans de nombreux pays, et notamment dans ceux d'Afrique sahélienne, des aménagements hydrauliques ont été créés pour développer l'irrigation et assurer la sécurité alimentaire des populations. Mais aujourd'hui, ces barrages sont vivement critiqués. En mars 2001, une journée d'action internationale contre les barrages a été organisée dans 30 pays à l'initiative de plusieurs ONG. Le mouvement mondial de protestation qui avait été lancé au Brésil a reçu un renfort avec la publication du rapport de la commission mondiale des barrages créée par la Banque mondiale. Ce rapport, qui a été élaboré après consultation de centaines d'experts souligne que "si les barrages ont apporté une contribution importante au développement humain... les bénéfices ont souvent été payés d'un prix inacceptable, et souvent inutile". En novembre 2000, à Ouagadougou, au Burkina Faso, un colloque international s'est réuni sur le thème précis :"Eau et santé, impacts sanitaires et nutritionnels des hydro-aménagements en Afrique". Il réunissait des spécialistes du développement et des professionnels de la santé. Leurs conclusions ont permis d'évaluer les conséquences négatives des retenues d'eau pour la santé de ceux qui étaient censés en bénéficier. Dès lors, faut-il cesser la construction des barrages en Afrique ? A partir des textes des communications du colloque, nous résumons ici les conclusions argumentées et nuancées des experts. I. Les bienfaits apportés par les barrages Tout d'abord, on peut mentionner la production d'hydroélectricité (en Afrique, elle représente 80 % de la production totale d'électricité), ainsi que la régularisation des fleuves qui permet d'éviter de graves inondations. Un des plus grands défis auquel doit faire face le continent africain est celui de la sécurité alimentaire. La population s'accroît à un rythme supérieur à celui de la production vivrière. Le déficit alimentaire est de plus en plus grand ce qui entraîne de graves problèmes de malnutrition. Une des solutions préconisées a été, depuis des décennies, un meilleur contrôle de l'approvisionnement en eau des cultures, surtout dans les vastes régions caractérisées par une instabilité climatique et par une longue saison sèche. L'irrigation, à partir des eaux des cours d'eau ou de celles artificiellement retenues derrière des barrages, petits ou grands, a été perçue comme un des principaux moyens d'augmenter la production agricole. Aujourd'hui, l'irrigation concerne 6,2 % de la surface du continent africain et le riz représente à lui seul le tiers des cultures irriguées en Afrique. Avec le développement de la culture du riz et des cultures maraîchères, on pouvait attendre une meilleure alimentation, plus diversifiée. Le développement de la pêche. en eau douce pouvait contribuer à réduire le déficit en protéines. On pouvait espérer aussi une augmentation du revenu des familles permettant un plus grand accès à la nourriture, aux médicaments et aussi l'amélioration de l'hygiène et de l'habitat. Pendant longtemps, on a donc pensé que les projets agricoles amélioreraient automatiquement le bien-être de la population concernée. Des progrès incontestables ont été observés dans certaines régions, mais de nombreuses études mettent en lumière les effets potentiellement négatifs de l'irrigation sur l'environnement et sur la santé des populations qui ont afflué vers ces zones irriguées. Il. Les "nuisances" engendrées par les barrages L'expression "nuisance" est trop faible aux yeux de certains observateurs puisqu'ils ont parlé dans quelques cas précis de "catastrophe sanitaire"... Pour en analyser les causes, de nombreuses équipes de chercheurs ont étudié les différents facteurs qui facilitent l'irruption de maladies dans des zones peu touchées avant l'édification de barrages. Après avoir tiré les leçons de l'expérience, ils ont proposé des parades, et, surtout, une action de prévention. Quelles sont les maladies étudiées par les chercheurs ? La multiplication de points d'eau autour des villages peut accroître le nombre de sites de reproduction de certains vecteurs comme les moustiques. La construction de retenues d'eau et de canaux d'irrigation associés à la riziculture peut donc entraîner une augmentation des taux de prévalence* du paludisme, ainsi que d'autres pathologies telles que la dengue et l'onchocercose (dont le vecteur est une petite mouche : la simulie). Par ailleurs, les plans d'eau de surface sont très souvent utilisés par les populations environnantes à d'autres fins que l'irrigation et l'abreuvement des animaux. Ils servent, d'une part pour les besoins quotidiens de la famille, et d'autre part, de lieux de toilette et d'évacuation de déchets. Ce qui n'empêche pas les enfants de jouer joyeusement dans l'eau. Des études ont été faites sur la présence de nombreux agents pathogènes : bactéries, virus ou parasites, sur toute cette pollution qui présente des pics en saison sèche responsables de nombreuses infections gastro-intestinales dont l'une des causes est le choléra. 1. Quelques exemples... On développera ici trois exemples du développement de maladies liées à l'eau : l'onchocercose, et surtout les schistosomoses, et le paludisme dont l'expansion est très préoccupante.
- L'onchocercose :
L'exemple choisi est un cas limité mais ... exemplaire. Au Burkina Faso, la création de 1 200 ha de rizières dans la plaine de Loumana a créé les conditions d'une flambée d'onchocercose : entre chaque casier rizicole, de petites chutes d'eau bien oxygénées devenaient propices à l'établissement de larves de simulies tout au long de l'année, alors que les seuls gîtes larvaires naturels étaient saisonniers et à distance dans les collines bordant le bassin versant. Résultat : 15 % des femmes et 20 % des hommes sont devenus aveugles en 5 ans... On sait depuis que certains profils de déversoirs de barrage peuvent être conçues pour éviter l'implantation de larves de simulies.
- les schistosomoses :
Les bilharzioses sous leurs formes intestinale ou urinaire n'ont pas le même impact immédiat que certaines parasitoses comme le paludisme, (le plus répandu et le plus dévastateur). Cependant, les conséquences à moyen et à long terme des bilharzioses peuvent mettre la vie des personnes en danger : surinfections et lithiases vésicales, cancérisation de la vessie, insuffisance rénale, hémorragie digestive etc... Les schistosomoses déjà endémiques autour de points d'eau naturels ont gagné du terrain avec la multiplication des aménagements hydrauliques dans plusieurs régions. L'histoire de la bilharziose intestinale à Richard-Toll (ville de 50 000 habitants) dans le delta du fleuve Sénégal est un cas exemplaire de l'apparition de la maladie loin de son aire d'endémicité habituelle. Depuis 1971, une compagnie sucrière s'y est installée pour exploiter la canne à sucre sur un périmètre irrigué. Les besoins en main-d'œuvre ont entraîné une forte croissance démographique. Quand l'épidémie de bilharziose a explosé à Richard-Toll, la mise en eau des grands barrages de Diama (1986) et Manantali (1988) fut rapidement incriminée. Pour mieux comprendre, rappelons brièvement le cycle de la bilharziose intestinale : les œufs embryonnés sont excrétés par un homme malade. Les œufs, lorsqu'ils rencontrent l'eau, libèrent un miracidium qui pénètre dans un mollusque, hôte intermédiaire. Puis le miracidium subit un certain nombre de transformations chez son hôte intermédiaire avant de sortir à la recherche de son hôte définitif : l'homme (mais aussi le bétail) sous forme de cercaire qui pénètre alors dans la peau de l'hôte définitif, s'installant dans la circulation lymphatico-sanguine. Après fécondation, la femelle pond chaque jour des millions d'œufs qui sont finalement éliminés dans les selles, permettant au cycle de recommencer. Le mollusque, hôte intermédiaire de la bilharziose intestinale résiste mal à la sécheresse. Le développement de la maladie a donc trouvé avec la création de nappes d'eau douce permanentes des conditions écologiques favorables dans les zones irriguées grâce aux barrages. De plus, la mise en route de l'activité agro-industrielle de la canne à sucre a entraîné un afflux de main d'œuvre, certains travailleurs venant de zones d'endémicité de la bilharziose intestinale. La maladie a alors explosé puisque deux ans après l'apparition des premiers cas une contamination de 43 % de la population était enregistrée... Les épidémies de bilharziose ne sont pas une fatalité, des parades existent. Tout d'abord, des techniques peuvent aider à réduire les risques : les Chinois ont contrôlé la bilharziose dans les canaux d'irrigation en creusant deux canaux parallèles mis en eau alternativement. La succession d'assèchements s'oppose au développement des mollusques. Cette technique a été expérimentée avec succès au Maroc. Des traitements de masse par le praziquantel ont été pratiqués dans des villages du Nigeria atteints par une épidémie de bilharziose urinaire, avec des résultats positifs. Mais c'est sur la prévention que tous les experts mettent l'accent. Le risque de contracter la bilharziose n'existe que lors des contacts avec une eau infestée par le parasite. Il faudrait donc accompagner l'accroissement démographique par la mise en place d'infrastructures d'assainissement. Dans l'exemple de l'épidémie développée à RichardToll, la municipalité n'avait pas anticipé la croissance de la ville en développant les infrastructures adéquates : les deux châteaux d'eau n'avaient pas la capacité de desservir en eau potable une population de plus de 12 000 habitants alors que la ville atteignait bientôt 50 000 personnes. Il aurait donc fallu établir un plan d'occupation des sols sans surcharge de population avec un nombre de latrines et de robinets d'eau potable en quantité suffisante. La faiblesse des moyens de la municipalité aurait pu et pourrait être compensée par une intervention de la Compagnie minière en paiement de sa responsabilité industrielle et en application de la règle du "pollueur-payeur". On voit dans cet exemple qu'il y a complémentarité dans les moyens d'action pour gérer l'espace, et qu'une concertation est nécessaire.
- Le paludisme en région de savane :
La multiplication des anophèles vecteurs est favorisée par la culture du riz irrigué, cependant son impact épidémiologique varie selon les situations locales. A partir de cette constatation, il fallait évaluer les risques associés à l'irrigation pour développer des stratégies d'intervention permettant d'en corriger les effets négatifs. Les chercheurs ne se sont pas contentés d'étudier la triade : agent-hôte-environnement, ce type d'analyse étant insuffisant pour saisir la complexité des processus. Une étude interdisciplinaire a été menée dans une région de savane au nord de la Côte d'Ivoire, près de Korhogo, en utilisant l'apport des sciences sociales. L'exemple choisi montre, en effet, l'importance des facteurs sociaux, culturels et économiques sur la santé d'une population. L'étude a été faite en comparant la situation dans des villages impliqués dans la double culture du riz de bas fonds grâce à l'irrigation par rapport à d'autres villages ne pratiquant qu'une seule récolte de riz par an. La double récolte de riz entraîne l'apparition d'une seconde période de transmission correspondant au second cycle de culture du riz (en saison sèche). Les taux de paludisme sont nettement inférieurs dans les villages qui procèdent à une seule récolte de riz. L'étude a montré aussi que l'intensification de la riziculture dans les bas fonds entraîne des transformations dans l'organisation du travail et que ces transformations influencent la vulnérabilité de la population au paludisme. En -effet, traditionnellement, la nourriture consommée par un ménage était produite sur les champs familiaux, (sur les plateaux), sous la direction du chef de famille. Ce dernier était responsable de la gestion des récoltes et devait assurer la nourriture et les soins de santé. La production de riz provenant des champs personnels des femmes était emmagasinée dans des greniers indépendants gérés par les femmes, mais la plus grande partie des revenus féminins provenait d'activités comme la production du beurre de karité, l'artisanat et la production de charbon de bois. Avec l'irrigation, le transfert de production de cultures vivrières des plateaux vers les bas fonds a entraîné une concentration du travail des hommes vers les cultures de rente sur les plateaux (exemple : le coton), la responsabilité de produire la nourriture étant transférée aux femmes qui cultivent sur leurs parcelles, dans les bas fonds. Voici quelques-unes des conséquences de ces changements d'organisation : les femmes sont investies de plus de responsabilités dans le ménage et la surcharge de travail des femmes qui pratiquent la double culture de riz entraîne un surcroît de fatigue. Elles disposent de moins de temps pour leurs enfants. Elles ont dû renoncer à leurs activités annexes et elles ne gagnent pas mieux leur vie car la vente du riz est limitée, les récoltes suffisent à peine à nourrir la famille. Les ventes de riz sont cependant nécessaires pour faire face aux dépenses quotidiennes et aux imprévus. La sécurité alimentaire du ménage se trouve menacée et, du coup, les dépenses de santé sont problématiques. Quant à acheter des moustiquaires ou des insecticides, elles n'en ont pas les moyens ! La situation est meilleure dans les villages qui n'ont pas connu ces changements. 2. L'irrigation n'améliore pas nécessairement la nutrition Une autre étude dans des villages du Burkina Faso a montré que le développement des cultures maraîchères de saison sèche, en aval du barrage de Bagré, n'a pas amélioré l'état nutritionnel de la population, en particulier, celui des enfants. Ceux qui vivent dans un village voisin pratiquant uniquement des cultures traditionnelles sont en meilleure santé et mieux nourris... car les femmes qui pratiquent les cultures maraîchères ont été obligées de sevrer leurs jeunes enfants plus tôt et elles ignorent les vertus alimentaires des légumes variés qu'elles cultivent. Une étude similaire a été menée au Maroc dans une zone d'irrigation : malgré l'accroissement du revenu lié aux cultures maraîchères, on constate "un effet négatif sur les enfants, faute d'éducation". Les exemples démontrent la nécessité de sensibiliser les familles, et plus particulièrement les femmes, sur les vertus nutritives des différents aliments. Qu'il s'agisse des connaissances sur les risques sanitaires, ou sur les besoins alimentaires des enfants, la bonne perception de tous ces messages est en relation avec le niveau de scolarité des parents. La faiblesse du taux de scolarisation et d'alphabétisation est un obstacle bien connu. Les analyses précédentes ont montré le nécessaire recours à des études d'impact sanitaires préalables à la construction de barrages. Les interventions seront plus efficaces et moins onéreuses si elles sont entreprises préventivement. Une concertation entre toutes les parties concernées permettrait de mieux maîtriser, dans la zone d'influence des retenues d'eau, l'organisation et le développement harmonieux de toutes les activités rendues possibles par la création d'un lac de barrage. Dans une région où les pluies sont irrégulières et insuffisantes, l'irrigation est une condition nécessaire du développement, mais elle est insuffisante si l'irrigation n'améliore pas la nutrition et la santé des populations. Une santé déficiente représente d'ailleurs un frein au développement de la production agricole et peut contrebalancer les bénéfices potentiels de nouvelles méthodes agricoles. C'est tout un ensemble de mesures qui est préconisé. Parmi ces mesures, en se référant au cas de la ville de Richard Toll, on retiendra l'accès à l'eau de qualité acceptable et en quantité suffisante. On sait que dans la France du XIXè siècle, la baisse spectaculaire de la mortalité dans les grandes villes avait suivi la mise en place de réseaux d'adduction d'eau potable et d'égouts. Un autre objectif essentiel est l'amélioration des revenus. Si on compare un certain nombre de pays à tous les stades du développement, on se rend compte que le premier déterminant de la santé, mesuré par les indicateurs de la mortalité, est le revenu individuel, et si l'on compare les données de mortalité infantile, le second déterminant est l'éducation des femmes. Gérard Salem, un géographe de la santé affirme : "La santé comme cause et conséquence du développement implique 3 priorités : l'école, l'école, et l'école...". Oui, il a raison d'insister sur l'éducation, mais l'interdépendance entre les différents facteurs de développement est à prendre en compte, de plus en plus... * prévalence : nombre de cas de maladie ou de tout autre cas médical enregistré dans une population déterminée et englobant aussi bien les cas nouveaux que les cas anciens. "894"> Développement et Santé, n°155, octobre 2001