L’infirmier isolé devant un ventre chirurgical
I. De quoi s’agit-il ?
Un « ventre chirurgical », est un état pathologique aigu et généralisé de l’abdomen qui exige le transfert urgent du malade vers un chirurgien. Pour un infirmier isolé il s’agit donc :
- d’abord de reconnaître cette situation parmi d’autres états pathologiques de l’abdomen qui ne relèvent pas de la chirurgie en urgence,
- ensuite d’organiser et de sécuriser le transfert du malade.
II. À quoi est dû un ventre chirurgical ?
Les causes sont nombreuses, mais on peut les regrouper en trois principales :
- Les péritonites aiguës : présence de liquide plus ou moins infecté dans la cavité péritonéale provenant de l’infection aiguë d’un organe (comme une appendicite ou un abcès du foie) ou de la perforation du tube digestif (comme un ulcère de l’estomac ou du duodénum, ou une perforation typhique de l’intestin).
- Les occlusions intestinales : les gaz et les matières ne peuvent plus s’évacuer parce que l’intestin est :
- soit bouché par une tumeur, un corps étranger avalé ou le développement de parasites (occlusion par obstruction) ;
- soit tordu sur lui-même (par exemple le volvulus d’un côlon trop long) ou étranglé (par exemple dans une hernie ou au contact d’une bride, sorte de ficelle cicatricielle tendue d’un point de l’abdomen à un autre).
- NB : Il faut savoir qu’une occlusion négligée peut finir par se compliquer d’une péritonite par perforation de l’intestin distendu, et qu’une péritonite négligée peut finir par se compliquer d’une occlusion par paralysie de l’intestin.
- Les hémorragies internes : à distinguer des hémorragies externes qui s’extériorisent par la bouche ou l’anus. Exemples : la grossesse extra-utérine (GEU) rompue et tous les traumatismes (avec ou sans plaie de la paroi) pouvant intéresser des vaisseaux ou des organes très vascularisés comme le foie ou la rate.
III. A l'arrivée du malade
Vous avez reçu le malade. Vous l’avez écouté et interrogé (s'il s'agit d'une femme, est-elle enceinte ?). Vous avez pris sa température, son pouls et sa tension. Vous pouvez parfois penser déjà à un ventre chirurgical :
Systématiquement si le malade se présente ou est amené en urgence parce qu’il a mal au ventre. C’est ce qu’on appelle la douleur spontanée. Bien sûr, il ne s’agit pas toujours d’un ventre chirurgical, mais c’est à une urgence chirurgicale que vous devez penser en premier et jusqu’à preuve du contraire. A l’inverse, on peut écarter toute urgence chirurgicale chez un malade conscient qui ne se plaint pas de douleur abdominale.
Surtout si la douleur spontanée est accompagnée :
de vomissements répétés ou d’un arrêt net des matières et des gaz, mettant sur la piste d’une occlusion intestinale ;
de signes infectieux : fièvre élevée (ou au contraire anormalement basse), frissons, notion d’une fièvre typhoïde, mettant surtout sur la piste d’une péritonite ;
de signes d’anémie aiguë : soif importante, pâleur au niveau des conjonctives, des muqueuses, des ongles et des paumes, accélération du pouls, hypotension artérielle, mettant sur la piste d’une hémorragie interne, surtout s'il y a eu traumatisme ou s'il s'agit d'une femme eneinte ;
d’un mauvais état général : fatigue, langue sale et sèche, difficultés pour se lever, pour parler longtemps…
L'examen de l'abdomen est fondamental
C’est avant tout lui qui va vous permettre de prendre une décision.
Mais il n’a de valeur que s’il est fait de façon impeccable
- au calme, dans un local fermé où on ne laisse rentrer qu’un accompagnant ;
- le malade est allongé sur le dos, un coussin sous la tête, la bouche légèrement ouverte, les deux bras le long du corps, les jambes légèrement repliées (Fig. 1) ;
- vous vous mettez à la droite du malade, à gauche si vous êtes gaucher, vos coudes à hauteur du ventre (soyez debout ou assis selon la hauteur du lit ou de la table d’examen).
Commencez par inspecter l'abdomen en notant
- Son volume : normal ou augmenté par apport au volume habituel ? S’il est augmenté, le percuter au doigt : s’il est très sonore (comme le thorax) c’est qu’il contient de l’air, on parle de météorisme, évoquant une occlusion. S’il est mat (comme la cuisse) on évoque une ascite ou une grosse masse (kyste, foie ou rate).
- Respire-t-il ou non ? c’est-à-dire se soulève-t-il et se creuse-t-il avec la respiration? S’il est immobile, c’est peut-être à cause d’une contracture (voir plus loin).
Vous pouvez alors commencer la palpation, temps le plus important de l’examen
- avec vos deux mains bien à plat l’une à côté de l’autre, posées et déplacées très lentement sur le ventre en gardant toujours le contact avec la peau de l’abdomen ;
- en ayant dans la tête le plan d’examiner tout l’abdomen en commençant là où le malade semble avoir le moins mal ;
- en appuyant très progressivement pour apprécier la souplesse de la paroi et rechercher une résistance, mais sans insister si la douleur (qu’on appelle ici douleur provoquée) est vive (ne pas quitter le visage du malade des yeux) ;
- n’oubliez pas les régions inguinales pour rechercher une hernie : si elle est douloureuse et si vous ne pouvez pas la réduire, c’est quelle est étranglée et elle peut expliquer une occlusion.
L’essentiel est d’arriver à dire (et à écrire sur la feuille d’examen)
- si le ventre est plat ou météorisé, ou déformé par une masse ;
- s’il y a ou non une douleur provoquée, légère (le malade grimace) ou forte (le malade se plaint nettement) ;
- si la paroi abdominale se laisse ou non déprimer (on dit alors qu’elle est souple ou raide) ;
- si la douleur provoquée est associée à une rigidité de la paroi. On parle alors de « contracture », signe fondamental car il signifie « péritonite », dû à une contraction de la paroi permanente et involontaire (par réflexe) quand le péritoine est irrité. Cette contracture est plus facile à affirmer quand le ventre est dur comme du bois (on dit alors « ventre de bois ») que lorsqu’on peut encore le déprimer un peu (on parle alors de « défense » péritonéale). La contracture ou la défense douloureuses permettent d’affirmer une péritonite à trois conditions :
- qu’elles ne soient pas dues à un examen brutal (elles relèvent alors plutôt de la légitime défense !) ;
- qu’elles ne soient pas faussées par une agitation ou des cris (notamment chez l’enfant).rendant l’examen ininterprétable. Il ne faut pas hésiter alors à reprendre l’examen une demi-heure après avoir administré un calmant ou un antalgique fort (morphine au besoin !) ;
- qu’elles soient permanentes, sans relâchement (même pendant quelques secondes) au cours de l’examen, autre raison pour recommencer l’examen un peu plus tard si on a un doute.
Devez-vous faire un toucher rectal (TR) ou vaginal* ?
Oui, mais à trois conditions :
- vous avez appris la technique rigoureuse de cet examen et vous êtes capable de l’interpréter,
- vous avez l’accord du malade ou de la malade après lui avoir donné des explications
- vous avez avec vous un témoin soignant s’il s’agit d’une femme ou d’un enfant.
Si ces trois conditions sont réunies, cet examen peut être utile en retrouvant une douleur vive à bout de doigt au niveau du cul de sac péritonéal, évoquant une péritonite ou une hémorragie interne.
Si ces trois conditions ne sont pas réunies, mieux vaut vous en abstenir
* La technique des touchers pelviens est décrite dans le manuel « Pratique chirurgicale pour médecins isolés/ Chirurgie générale et viscérale » (pages 52-53), consultable sur le site devsante.org à la rubrique « Modules de formation ».
Peut-on se passer d'examens complémentaires ?
Il le faut bien si vous ne disposez pas :
- d’un laboratoire qui pourrait vous confirmer une anémie (baisse des globules rouges) ou une infection (élévation des globules blancs) ;
- d’un appareil de radiologie, qui pourrait être utile pour confirmer une occlusion ;
- d’un échographe, qui pourrait montrer un épanchement abdominal en cas de péritonite ou d’hémorragie.
Mais retenez ceci : Le meilleur examen complémentaire c’est … l’examen clinique complémentaire ! |
IV. Au terme de cet examen
Essayez de récapituler, à l'aide du tableau ci-dessous :
Les trois grands diagnostics de ventre chirurgical | ||
Occlusion intestinale | Péritonite | Hémorragie interne |
Douleur spontanée + ou ++ Vomissements répétés +++ Arrêt des matières et des gaz Douleur provoquée - ou + Météorisme | Douleur spontanée +++ Signes infectieux +++ Douleur provoquée +++ Contracture douloureuse Cause possible : plaie de l'abdomen |
Douleur spontanée +
Signes d'anémie +++
Douleur provoquée +
Causes possibles :
|
TR : normal ou tumeur | TR : douleur | TR : douleur |
Trois cas se présentent alors
1. Vous êtes sûr qu'il s'agit d'un ventre chirurgical
Il faut transférer le malade au plus vite, en position allongée, mais en prenant le temps de mettre en route des mesures de sécurité et de confort :
- perfusion IV de sérum physiologique ou de Ringer si le malade est déshydraté ou hypotendu ;
- sonde naso-gastrique s’il vomit ;
- antibiotique injectable IV ou IM à large spectre, associé à du métronidazole, en cas de signes d’infection sévère (forte hyperthermie ou hypothermie, frissons) ;
- antalgiques, également par voie IM ou IV (morphine en cas de douleur forte).
En cas d'hémorragie interne, prévenir la famille qu'elle peut être amenée à donner son sang pour sauver la vie du (ou de la) malade.
2. Vous pensez qu'il s'agit d'un ventre "médical"
Comme une typhoïde, une dysenterie amibienne, une splénomégalie ou une hépatomégalie douloureuses, une infection génitale de la femme, etc. Si vous portez un de ces diagnostics, vérifiez seulement (en répétant régulièrement l’examen clinique) que l’abdomen n’évolue pas vers un ventre chirurgical car la plupart de ces maladies peuvent se compliquer de péritonite ou d’hémorragie.
3. Vous n'êtes pas sûr de votre diiagnostic
Gardez le malade en observation en répétant l’examen toutes les deux heures.
Au bout de 24 heures :
- s’il est nettement amélioré vous le gardez encore une journée ;
- s’il s’aggrave ou si vous retrouvez toujours une douleur provoquée au même endroit, mieux vaut le transférer dans le doute, au besoin après un contact téléphonique pour demander conseil. En effet :
- il peut s’agir d’une lésion d’organe localisé comme une appendicite, une cholécystite, un pyosalpynx (abcès de la trompe), un abcès du foie, une GEU débutante .
- ces lésions localisées sont aussi des urgences chirurgicales qu’il faut opérer avant qu’elles ne s’étendent en devenant un « ventre chirurgical » beaucoup plus grave.
A retenir
Le ventre chirurgical est le stade final le plus grave d’une lésion profonde de l’abdomen. Le malade n’a de chance de survivre que s’il est opéré rapidement mais aussi préparé à cette opération et transporté dans de bonnes conditions. Ses chances de survie sont beaucoup plus grandes si on pense « urgence chirurgicale » à un stade plus précoce quand les signes sont plus discrets ou plus localisés (comme une douleur provoquée persistante, toujours au même endroit). |