L'expérience de Tokombéré en matière de lutte contre les hépatites

Par Jean-Marie Huraux (1) , Jacques Birguel (2) , Jean-Jacques Sobnangou (3), Amélie Rameau (4), Vincent Thibault (1), Françoise Lunel (4) . (1) DETIV ERI UMPC, Service de Virologie, Hôpital Pitié-Salpêtrière, Paris, France. (2) Laboratoire de l’Hôpital privé catholique de Tokombéré, Cameroun. (3) Service de Santé publique du District de Tokombéré, Cameroun. (4) Laboratoire de Virologie, CHU d’Angers, France.

Publié le

I. Situation générale

Tokombéré est un bourg de l’extrême nord du Cameroun, en zone sahélienne, associant plaine et montagnes. Le District de Santé de Tokombéré est pauvre et peuplé. Au centre du dispositif, un hôpital confessionnel, dirigé par Christian Aurenche, prêtre et médecin. Le Ministère de la santé l'a reconnu hôpital de référence du District. Depuis deux ans, il collabore étroitement avec le secteur public. L’hôpital anime un projet de promotion humaine, avec un centre de
promotion de la santé distingué par l’OMS. L’unité de base est le village avec 700 responsables sanitaires, des agents itinérants et une mobilisation de tous les personnels hospitaliers allant à tiers-temps dans les villages. La sensibilisation et les compétences des habitants sont entretenues par des causeries hebdomadaires pour les familles des malades hospitalisés et par, chaque année, les journées sanitaires du District ou les journées de promotion humaine.
La localisation excentrée de Tokombéré, loin des grands laboratoires de virologie de Yaoundé ou de Garoua (CPC, IRD, Centre Chantal Biya), oblige à une virologie décentralisée, à base de tests de dépistage rapides (TDR). Pour l’hépatite B, ce fut le Determine remplacé par le Vikia Ag HBs ; pour l’hépatite C, l’Immunocomb HCV. L’extrême nord du Cameroun souffre de problèmes d’approvisionnement en tous genres. Ainsi, l’expérience du District de Tokombéré en matière de virologie des hépatites B, Delta et C, qui remonte à 2009, repose financièrement sur l’aide du GEMHEP (Groupe d’Etudes Moléculaires des Hépatites). C’est par ailleurs le fruit d’une collaboration nord-sud avec les laboratoires de deux CHU de France, La Pitié-Salpêtrière et Angers.

Les activités de virologie des hépatites à Tokombérécomportent cinq volets : 1. la sécurité des transfusions vis-à-vis du VIH, du VHB et du VHC ; 2. la recherche de co-infection VIH/VHB ; 3. la prévention de la transmission verticale mère-enfant (PTME) du VHB ; 4. un complément d’étude précisant chez les femmes enceintes certains marqueurs VHB ; 5. un bilan demandé par des personnels soignants des 5 Formations Sanitaires (FS) en termes d’infection par virus des hépatites B, Delta et C et vaccination contre l’hépatite B.

II. Le programme de PTME VHB

Il repose sur le dépistage de l’Ag HBs. C’est lors de la première consultation prénatale que sont prévus conseils aux femmes enceintes et double dépistage VIH/Ag HBs. Dans la pratique, 85 % seulement sont dépistées en Ag HBs, et 20 % s’avèrent Ag HBs posi- tives. A l’accouchement de telles femmes, il est prévu que le bébé reçoive une première dose de vaccin hépatite B monovalent (Engerix B 10 mcg) dans les 24h. Dans la pratique, c’est parfois dans les 72 h pour des bébés nés loin de la FS. Surtout, un bébé sur quatre a en 2010 échappé à cette vaccination à la naissance, essentiellement en raison de problèmes qui peuvent survenir tout au long de la chaine d’approvisionnement en vaccin : stocks gérés sans informatisation, colis expédiés trop tardivement par la firme, "évaporés" à l’aéroport ou congelés à l’escale plutôt que réfrigérés.
Le lieu d’accouchement joue sur le taux de vaccination : en 2010, 82% en FS versus 43 % à la case, bien que les agents itinérants équipés de motos puissent aller chercher le vaccin gardé à l’hôpital dès que nait à la case un enfant de mère Ag HBs positive. Fait notable, lorsque le vaccin est disponible, les mères reconnues Ag HBs positives acceptent quasiment toutes qu’on vaccine leur nouveau-né. C’est ainsi qu’en 2009, année sans problèmes d’approvisionnement, presque tous les nouveau-nés de mère Ag HBs positive (97 à 100 % selon les FS) furent vaccinés.
Ensuite intervient, à partir de la 6ème semaine en principe, la 1ère injection du programme élargi de vaccination (PEV) qui, au Cameroun, comporte depuis 2005 une valence hépatite B. Mais commencer à la 6ème semaine la vaccination contre l’hépatite B serait pour nombre de bébés trop tardif, comme l’ont montré les travaux de l’équipe d’Angers [1]. Ils ont consisté en la recherche de marqueurs d’infectiosité chez 259 femmes de la PTME de Tokombéré porteuses d’Ag HBs, cela pour évaluer le risque de transmission du virus à leur bébé.
La proportion de mères a priori à haut risque de transmission s’est révélée élevée : 22,8 % de ces femmes enceintes sont Ag HBe positives, ce qui va avec une forte charge virale : en moyenne 7,47 log d’ADN VHB contre 2,2 log chez les femmes Ag HBe négatives.

III. Sécurité des transfusions

On assiste à un pic d’activité en saison de pluies, des enfants arrivant alors à l’hôpital en grave anémie palustre. Pour don de sang, on sollicite l’entourage.
En 2010, sur 541 candidats receveur-compatibles, tous furent testés en VIH et Ag HBs. Pour le VHC, on observe un défaut de dépistage : seuls un tiers des candidats sont testés. Intervient le caractère peu convivial de l’Immunocomb HCV que l’on cherche à remplacer par Hexagon HCV. Mais aucun dépistage VHC n’a eu lieu au 1er semestre de 2011. Telle est "la vraie vie".
Chez les candidats donneurs, la prévalence du VIH est de 3,5 % ; de l’Ag HBs de 14,2 %. Quant à la prévalence observée de l’Ac VHC, de 1,3 %, c’est une sous-estimation puisque seuls sont testés en VHC (quand on a le test) les candidats déjà dépistés négatifs en VIH et en Ag HBs. Pour preuve, chez les soignants du District de Tokombéré, la prévalence de l’Ac VHC de 6,5 %.

IV. Statut hépatites des personnels sanitaires [2]

Témoins de décès par cirrhose ou cancer parmi leurs patients ou leurs collègues, les personnels sanitaires s’inquiètent et 93 d’entre eux ont demandé à avoir un test Vikia HBsAg. Puis l’on a déterminé, à la Pitié-Salpêtrière, une série de marqueurs hépatites B, delta et C, sur automates, en sérologie ou en biologie moléculaire.

Le statut vaccinal des personnels est le suivant : 38 % ont été pour leur cursus très bien vaccinés par trois injections suivies le plus souvent de rappel, et cela malgré le coût du vaccin et l’inepte rumeur née en France. En résultat de cette vaccination, la prévalence des marqueurs d’infection par VHB et virus delta ne diffère pas significativement entre vaccinés et non vaccinés. Plus de 9 personnels sur 10, vaccinés comme non vaccinés, sont anti-HBc positifs c’est-à-dire qu’ils se sont infectés par le VHB.
Les personnels porteurs d’Ag HBs sont 18 % et, fait remarquable pour un TDR, les résultats du Vikia HBs Ag, quels qu’ils soient (leur intensité est exprimée en croix ++, +, +/-, ou 0), sont tous confirmés sur automate Architect. Un tiers de ces personnels réplique l’ADN VHB à haut niveau (ADN VHB > 2000 UI/mL). Quant à la co-infection VHB et virus delta, elle touche également 1/3 des personnels por-
teurs d’Ag HBs. Enfin, on avait obtenu pour un personnel, en raison d’une lourde co-infection par virus delta, VHD, un traitement compassionnel par interféron mais il est mort avant en raison d’un cancer du foie.
Tout compte fait, sur les 38 personnels vaccinés, seuls trois en avaient tiré profit : ils n’avaient pas été infectés par le VHB et avaient un taux protecteur d’anti-HBs.
Quant aux 55 personnels n’ayant pas reçu le vaccin, trois seulement, encore vierges d’infection VHB, sans anti-HBc, étaient à vacciner.
La large inutilité de la vaccination de ces adultes s’explique par la survenue précoce de l’infection au Cameroun où l’on sait que, dès le primaire, 6 élèves sur 10 ont déjà un des marqueurs du VHB.
Nous comptons soumettre aux autorités camerounaises le projet suivant : vérifier si les bébés de mères porteuses d’Ag HBs, vaccinés dès la naissance (près de 500 sur tout le District) sont bien, eux, à 6 mois -1 an sans Ag HBs, même si la mère est Ag HBe positive.

Conclusion

Elle pourrait tenir en trois points :

  1. L’OMS recommande maintenant la vaccination universelle de tous les nouveau-nés, même dans les pays de faible endémie [3] .
  2. L’expérience de Tokombéré, présentée en juillet 2011 à la conférence internationale des acteurs de lutte contre les hépatites en Afrique francophone, va dans ce sens, c’est le moins que l’on puisse dire.
  3. Cette conférence a eu pour point d’orgue "l’Appel de Dakar du 28 juillet", adressé à tous les Etats d’Afrique francophone, prônant en première place la vaccination universelle de tous les bébés africains dès la naissance [4] (voir l'article Conférence internationale des acteurs de lutte contre les hépatites en Afrique francophone. Appel de Dakar).

Ajoutons qu’au-delà de la PTME VHB, la sécurisation des dons de sang contribue à éviter de nouvelles infections à VHB et que le dépistage du VHC est, lui aussi, à faire systématiquement.
Quant aux nombreuses personnes déjà infectées par le VHB, elles posent un difficile problème de prise en charge, notamment comment reconnaître celles à traiter par antiviral, pour leur éviter la mort par
cirrhose ou cancer.
On pourrait sans doute commencer cette prise en charge par les femmes enceintes et leur entourage, la PTME VIH s’étant montrée un formidable moteur dans la lutte contre le VIH.
Pour les adultes non vaccinés et exposés, un test anti-HBc négatif peut cibler les rares personnes à vacciner.
Et pour revenir à "la vraie vie", on ne saurait trop insister sur la nécessité d’approvisionnements réguliers, à prix abordables et de qualité, en tests, vaccins et antiviraux.

Bibliographie
[1] Epidémiologie moléculaire du virus de l’hépatite B chez 1 276 femmes enceintes au Cameroun. Thèse pour le diplôme d’état de docteur en pharmacie et mémoire du diplôme d’études spécialisées de biologie, présentée et soutenue publiquement le 21 juin 2011 à Angers.
[2] Marqueurs d'infection par virus des hépatites B, C et D et vaccination contre l'hépatite B chez des personnels de santé d'un district rural du Cameroun. Birguel J. et col. Médecine tropicale
2011;71:201-2.
[3] Vaccination Systématique Recommandée pour les enfants - Résumé des notes d'information de l'OMS Mis à jour le 21 Octobre 2010. www.who.int/entity/immunization/.../Immunization_routine_table2_FR.pdf
[4] L'Appel de Dakar du 28 juillet 2011. www.hepatites.sn/[email protected]