Douleurs causées par les mines antipersonnel
I. Epidémiologie
Il y a sur terre une mine antipersonnel pour 48 habitants, ou une pour 16 enfants, soit environ 120 millions de mines actives réparties dans plus de 70 pays !
Encore aujourd'hui, elles font une victime toutes les 20 minutes et elles tuent 800 personnes par mois et en mutilent 1200 (tableau n° 1).
Tibiale : 57,3 % Doigts : 8,8 % Bras, avant-bras, main : 8,8 % Cuisse : 18,8 % Deux membres inférieurs : 6,3 % |
Les mines, lorsqu'elles ne tuent pas immédiatement, entraînent des lésions traumatiques délabrantes, soit par éclats, soit par le souffle, conduisant très souvent à l'amputation d'un membre inférieur sans oublier les lésions abdominales. Il est reconnu également que les lésions sont toujours plus graves chez les enfants à cause de leur taille et donc de la proximité de leurs organes vitaux de l'explosion.
Un nombre important de décès n'est pas immédiat mais secondaire au développement de surinfections majeures dont la gravité est en partie liée au délai entre l'accident et la prise en charge médicale. Au-delà de 6 heures, la mortalité augmente de façon importante.
Le CICR classe les blessures dues aux mines de la façon suivante :
1. Blessures de type A (50-60%)
Principalement provoquées par les mines à effet de souffle. La victime a le pied ou la jambe arrachés (amputation traumatique) et les fragments secondaires provoquent des blessures de différents degrés de gravité, à l'autre jambe, aux parties génitales, aux fesses, aux bras ou à la poitrine. Si la mine contient une forte charge explosive, la victime est tuée.
2. Blessures de type B (25-35 %)
Provoquées par les mines à fragmentation. Les différentes régions du corps sont criblées de multiples fragments de métal provenant de l'enveloppe de la mine ou des petites billes que celle-ci contenait. Les blessures sont semblables à celles que provoquent toutes les armes à fragmentation (grenades, obus de mortier, etc.). Les parties du corps atteintes et la profondeur de pénétration des fragments varient en fonction de la distance à laquelle la victime se trouvait de la mine au moment de l'explosion. Ces mines peuvent tuer, déchiquetant le corps de leur victime, même à une distance considérable du lieu de l'explosion.
3. Blessures de type C (15-20 %)
Les blessures de ce type surviennent alors que la victime manipulait une mine au moment de la pose ou de l'enlèvement, ou tentait d'en extraire la charge explosive. La victime peut aussi être un paysan qui repiquait du riz dans une rizière ou un enfant qui, poussé par la curiosité, ramasse une petite mine mise en place à distance. Les victimes ont plusieurs doigts arrachés, parfois tout le bras, beaucoup perdent la vue. A faible distance du lieu de l'explosion, beaucoup de blessures dues à la pénétration de fragments de métal sont mortelles.
La réinsertion familiale et sociale des amputés passe par la mise en place d'une prothèse adaptée au type d'amputation. Cependant, il apparaît qu'un nombre non négligeable de blessés appareillés n'utilisent pas, ou partiellement, leurs prothèses parce qu'ils présentent des douleurs au niveau du moignon.
II. Approche clinique
Les douleurs sont de plusieurs types :
- Douleurs secondaires à la chirurgie : moignon mal reconstitué, section osseuse insuffisante, etc.
- Douleurs secondaires à des phénomènes inflammatoires ou infectieux.
- Douleurs secondaires à l'amputation elle-même : douleurs du membre fantôme ou algohallucinose.
La sensation de la présence du membre amputé ou sensation fantôme ou hallucinose est très fréquente puisqu'elle se retrouve chez 8 amputés sur 10 environ. Il s'agit de sensations non douloureuses très variées à type de chaud, froid, toucher et de mouvements incontrôlables. En revanche l'algohallucinose est plus rare puisqu'elle intéresse, à terme, 40 à 50 % des amputés.
Les douleurs (algohallucinose) peuvent mimer celles présentes juste avant l'opération, donc celles ressenties après l'explosion de la mine et, souvent, elles peuvent être décrites également comme des douleurs neurogènes, avec des sensations de fourmillements, de décharges électriques, de brûlures, mais aussi comme des douleurs musculaires à type de crampes ou de contractures. Ces douleurs sont souvent paroxystiques avec un fond douloureux permanent.
Une place à part doit être faite au névrome du moignon qui entraîne des douleurs provoquées par une pression (la prothèse par exemple) ou des changements brutaux de température (le froid). La douleur irradie sur le trajet tronculaire, vers la racine du membre.
Dans les structures de prise en charge des blessés, le dépistage et le diagnostic de ces douleurs peuvent être réalisés relativement simplement par l'utilisation d'un questionnaire de compréhension facile (tableau n° 2).
1. Avez-vous l'impression que le membre manquant existe ?
2. Vous arrive-t-il de tomber de votre lit le matin ?
3. Ressentez-vous des douleurs au niveau du membre manquant ?
4. Les douleurs au niveau du moignon sont-elles :
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III. Possibilités thérapeutiques
L'obstacle majeur au dépistage et à la prise en charge thérapeutique des douleurs des amputés est la situation économique des pays dans lesquels on trouve les mines antipersonnel. Les problèmes de santé de toutes natures qu'il faut essayer de gérer au quotidien sont tellement importants que la question du traitement de la douleur peut sembler tout à fait secondaire. En fait, cette analyse peut être inversée et il est tout à fait logique d'affirmer que, puisque les possibilités thérapeutiques curatives sont extrêmement limitées ou inexistantes, la priorité restante peut devenir la prise en charge de la douleur. Cette attitude est acceptable pour le cancer, elle l'est encore plus chez les amputés qui ne supportent pas leur prothèse à cause de douleurs du membre fantôme ou de douleurs du moignon. Cette démarche se justifie pour deux raisons principales. La première est économique si on estime que 30 % des prothèses fabriquées sont inutilisées et qu'il s'agit donc d'investissements humains et financiers perdus. La seconde est d'ordre social, dans la mesure où "rendre une jambe" à un blessé, c'est le libérer de ses béquilles et lui "rendre une main" c'est lui permettre de retrouver une place active dans la cellule familiale en travaillant, par exemple.
Le personnel soignant est peu nombreux et les moyens thérapeutiques rares tant sur le plan des médicaments que sur celui du matériel. Il n'y a pas ou très peu d'antalgiques non morphiniques ou morphiniques, pas ou très peu de psychotropes comme les antidépresseurs ou les antiépileptiques bien qu'il s'agisse du traitement de choix de ce type de douleurs. De plus, il serait discutable de mettre en route un traitement antalgique médicamenteux avec un très grand risque de devoir l'interrompre pour rupture d'approvisionnement. Il semble donc que l'approche la plus raisonnable, la plus efficace et la plus simple est de proposer un traitement par stimulation électrique transcutanée pour les douleurs du membre fantôme et l'alcoolisation du névrome pour les douleurs du moignon, technique qui doit être pratiquée par du personnel médical entraîné mais qui soulage le blessé avec un seul geste thérapeutique définitif.
La neurostimulation présente de nombreux avantages :
- efficacité (70 à 80 % de bons résultats),
- utilisation pratique simple à expliquer, même à du personnel non médical,
- possibilité d'utilisation pendant les intermissions,
- utilisation de chargeur de batteries,
- -fourniture du stimulateur une fois pour toutes avec pas ou peu d'entretien,
- stimulateur utilisable chez plusieurs amputés le même jour.
Elle a l'inconvénient majeur de nécessiter une hospitalisation de quelques jours dans une structure médicalisée, ce qui pose le problème du transport des blessés depuis leur domicile.
L'alcoolisation du névrome se fait après son repérage par stimulation électrique (avec le même stimulateur que celui utilisé pour la neurostimulation) par l'intermédiaire d'une aiguille spéciale qui permet également d'injecter la dose d'alcool (pole needle).
Conclusion
Les douleurs présentées par les victimes des mines antipersonnel ont de nombreuses étiologies et de nombreux mécanismes. Une bonne partie d'entre elles, secondaires aux amputations nécessitées par les lésions traumatiques des membres, est représentée par l'algohallucinose dont le dépistage et la prise en charge thérapeutique sont compatibles en partie avec les possibilités économiques et sociales des pays et des régions intéressés et l'expérience montre qu'aucun obstacle administratif ne résiste à la volonté de soulager.
Développement et Santé, n° 131, octobre 1997