Contexte socioculturel et problématique de la prévention du sida en Afrique

Par Arouna Ouedraogo*

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Contexte socioculturel et problématique de la prévention du sidaen Afrique : réflexions à partir du cas de la société Mossiau Burkina Faso

*Médecin-chef du Service Psychiatrie, CHN Yalgado - Ouagadougou, Burkina Faso.
Les problèmes sanitaires rencontrés dans les pays en développement sont pour la plupart imputables en grande partie à l'ignorance et à la pauvreté. Ce constat est certainement vrai pour ce qui concerne la pandémie du sida qui, bien que relativement récente, ne constitue pas moins un des problèmes majeurs de santé publique.

Durement éprouvé par les difficultés économiques, le continent africain doit désormais faire face à ce nouveau défi qu'est le sida. Malgré les cas méconnus, les sousnotifications et les notifications tardives, les relevés épidémiologiques les plus récents sont assez préoccupants : sur 611 589 cas de sida déclarés à l'échelle planétaire, 211 032 proviennent du seul continent africain soit 34,5 %. De même source, on estime à 7,5 millions le nombre de cas d'infections à VIH dans le continent africain, alors que le total mondial serait de 11,675 millions (OMS, Relevé épidémiologique hebdomadaire, 1993 ; 68, 3 : 9-16.).

Au vu de ces données, les projections de l'impact de la maladie tant sur les plans démographique, social, économique et politique, ne sauraient laisser les responsables indifférents.

Cette pandémie touche, bien entendu, le Burkina Faso qui, au 20 mars 1992, a notifié officiellement auprès de l'OMS 1263 cas de sida (ibid). Cet état de chose est assez préoccupant quand on sait qu'au 30 septembre 1988 le pays n'avait déclaré officiellement que 26 cas.

En l'absence de traitement curatif efficace en l'état actuel des connaissances, les autorités burkinabé, à l'instar de la communauté scientifique internationale, mettent un accent particulier sur la prévention pour limiter la chaîne de transmission. Comme toute politique de prévention, la finalité est d'induire, chez l'individu et la collectivité, des changements de comportements qui préservent sa propre santé et celle des autres. Mais force est de constater que les nécessités médicales des changements attendus se heurtent à des préjugés tenaces, voire à des résistances séculaires, mettant à rude épreuve les efforts des autorités politiques et sanitaires. Et pour cause, l'ignorance et les croyances fausses sur le mode de transmission du VIH sont encore multiples et variées ; l'incrédulité a encore droit de cité dans certains milieux et surtout la tradition ne favorise pas toujours certaines actions. Bien que la voie sexuelle soit actuellement reconnue comme le mode prépondérant de transmission du VIH en Afrique, quelques pratiques et croyances tributaires des socioculturel locales méritent une attention particulière. Forts de notre appartenance à la société mossi, mais encore en tant que praticien quotidiennement confronté au problème du sida, nous tenterons, dans cet article, de relever et d'analyser les divers comportements observables chez les Mossi du Burkina Faso et qui exposent à l'infection par le VIH ou qui en favorisent la propagation.

l. Quelques données élémentaires sur les Mossi

Traditionnellement agriculteur, occupant la partie centrale et septentrionale du Burkina Faso, le peuple mossi représente le groupe ethnique numériquement le plus important du pays (48% de la population totale).

C'est une société très hiérarchisée, au sein de laquelle l'autorité du chef en général est absolue, tout comme l'est celle du chef de famille sur les femmes et ses enfants. La division sexuelle et sociale du travail est la règle, à l'image de l'organisation clanique de la société. La polygamie est la forme habituelle de mariage et confère à la femme un rôle de génitrice soumise à la volonté du lignage après celle de Dieu. La succession est de type patrilinéaire et le caractère agnatique de la société mossi proscrit le mariage endogamique. L'éducation des enfants se fait essentiellement à travers le lignage, avec cependant une double référence, verticale par rapport aux ancêtres et horizontale par rapport à la classe d'âge.

Malgré la forte pénétration des religions importées comme l'islam et le christianisme, l'animisme est encore largement répandu et en pratique le syncrétisme reste la religion de bon nombre de Mossi.

La paix sociale, la prospérité et la santé sont fortement influencées par les ancêtres qui peuvent par ailleurs intervenir pour juguler les catastrophes naturelles de quelque nature qu'elles soient. La santé est un bien qui doit être recherché et préservé à travers l'observance des rites et coutumes multiples et compliqués qui rythment la vie de chaque famille et qui consistent essentiellement en une série d'obligations et d'interdits. L'individu doit s'abstenir d'une quelconque recherche de rationalité dans ces obligations et interdits mais doit simplement obéir. L'état de maladie, quant à lui, n'est nullement le fait d'un hasard. La maladie découle pour l'essentiel, et pour simplifier, de la non observance de ces rites et coutumes. Le remède est donc dans cette logique culturelle, toujours accessible " quelque part", la seule cause de maladie au-dessus de toute ressource thérapeutique restant la maladie causée par "Dieu", entendez par là le destin. Tout s'explique chez les Mossi.

Mais il faut le reconnaître, ces caractéristiques du peuple mossi, comme on l'imagine, sont en train d'être ébranlées par les profondes mutations sociales. De nos jours, on constate plutôt que l'individu se trouve confronté à un redoutable choix entre les valeurs de la tradition ancestrale et les préceptes de la science moderne.

II. Quelques pratiques culturelles

On dit du sida que c'est l'un des fléaux des temps modernes. Et c'est là un des points où la sagesse populaire mossi et la science s'accordent. Il n'est, pour s'en convaincre, que de se référer à ces prises de positions glorieuses de ces populations traditionnelles mossi décrivant leur passé comme étant un paradis terrestre qui ne connaissait ni sida, ni autres maladies récentes. De ce discours

magnifiant le passé découle malheureusement une mauvaise perception du risque pour soi avec pour corollaire la poursuite de quelques pratiques aujourd'hui reconnues par la science comme susceptibles d'exposer l'individu ou autrui à un risque de contracter le sida. Sans prétendre être exhaustif, nous voulons surtout rapporter ici quelques-unes de ces pratiques observables dans notre cadre culturel de référence.

Il n'est point besoin d'insister sur la polygamie, forme particulière de multipartenariat, ici en dehors de tout contexte de prostitution, et qui est très répandue dans la société mossi. Cette situation qui constitue une des marques d'un rang social honorable est nécessaire à l'homme pour marquer sa domination phallique.

Dans la rubrique des comportements sexuels, la pratique du lévirat (obligation morale faite à une veuve d'épouser le frère cadet du défunt) nous semble un des problèmes épineux en matière de propagation du VIH. Cette coutume s'impose à la veuve car une femme sans mari est un non-sens dans la société mossi. Tout au plus peut-on lui accorder à titre exceptionnel la possibilité de choisir son nouveau mari dans le lignage du défunt. Le mariage étant une alliance définitive entre les familles concernées, les frères du défunt ont également l'obligation d'épouser les veuves. L'illustration de cette tragédie pourrait se faire à travers l'exemple de ce paysan qui, après sa mort de sida, laisse pour la postérité ses quatre épouses dont deux séropositives et qui seront toutes "partagées " entre quatre de ses frères. Le comble est que ces héritiers sont déjà polygames. La théorisation pourrait être abondante à partir de cet exemple qui est loin d'être anecdotique.

La circoncision et l'excision sont également des pratiques relevant des normes sociales. Le garçon non circoncis est assimilé à un être immature qui ne peut accéder au rang d'adulte susceptible de contracter un mariage. Quant à la fille non excisée elle représenterait une source de catastrophe pour son futur mari et s'exposerait à des dangers lors d'éventuels accouchements. Livrée à la risée de ses paires, la fille non excisée (comme le garçon non circoncis) est stigmatisée et marginalisée. De telles pratiques sont rappelées ici en raison surtout des conditions d'hygiène de leur exécution. Ce sont des mutilations corporelles réalisées avec des instruments traditionnels non stérilisés et surtout utilisés pour plusieurs personnes.

Citons aussi le cas de ces méthodes de soins traditionnels entraînant une effraction cutanée ou une manipulation d'une lésion ouverte préexistante : il s'agit surtout des vaccinations traditionnelles réalisées par le biais d'une scarification cutanée et des traitements des plaies et lésions cutanéo-muqueuses. Ces pratiques ont toutes en commun d'exposer le thérapeute et les soignés au risque de contamination par le VIH à travers les instruments.

D'autres exemples méritent également une attention particulière. Il s'agit surtout de pratiques concourant à l'esthétique et citées ici en raison de la précarité de l'hygiène avec laquelle elles sont effectuées : tatouages, scarification aux fins de marquage de cicatrices caractéristiques de l'ethnie, taille des dents et noircissement des gencives, percement des oreilles...

Nous terminerons enfin par cette pratique bien connue qu'est la toilette du cadavre. Elle est recommandée par la tradition et par la religion islamique. Effectuée sans gants par un groupe de personnes déterminées, elle expose ces dernières à un certain risque de contamination à travers certaines lésions ouvertes dont peuvent être porteuses des personnes décédées de sida.

III. Quelques croyances populaires et la part de l'analphabétisme

Les connaissances erronées sur le mode de transmission du VIH, l'attitude fataliste de ces jeunes plus ou moins acculturés, selon laquelle on contracte la maladie quelles que soient les précautions prises, ainsi que les idées préconçues selon lesquelles la maladie serait venue "d'ailleurs ", constituent entre autres, des obstacles sérieux aux campagnes de prévention.

L'idée selon laquelle le sida serait une maladie venue " d'ailleurs " n'est pas seulement un débat au niveau de la communauté scientifique internationale. Elle est largement véhiculée en milieu traditionnel mossi. Pour le paysan de la campagne, ce serait une maladie venue des grandes métropoles, alors que pour certains citadins l'origine de la maladie est à rechercher parmi les migrants en provenance des pays voisins. À la faveur de la campagne d'information et de sensibilisation sur le sida qui touche les foyers les plus reculés, quelques changements comportementaux s'opèrent parmi les jeunes filles des campagnes. Les travailleurs immigrés une fois de retour chez eux sont perçus à tort ou à raison comme étant de redoutables propagateurs de sida. C'est pourquoi ces jeunes filles marquent un temps d'observation avant d'avoir une relation sexuelle avec ces migrants. Cette attitude est déjà un pas qualitatif vers la limitation de la chaîne de transmission, mais hélas, cet examen de passage ne dure que quelques mois au maximum au bout duquel tout soupçon sera levé sur ce jeune garçon parfois séropositif.

De nos jours, il est bien établi que le sujet porteur asymptomatique d'anticorps spécifiques est capable de transmettre la maladie à une autre personne. Cela relève d'une logique scientifique élémentaire qui ne souffre aucune contestation. Il n'en va pas de même dans le milieu analphabète mossi en ville comme en campagne. Expliquer à un analphabète qu'un sujet peut porter dans son sang le germe de la maladie et être en apparence tout à fait bien portant est déjà une tâche ardue ; le convaincre que ce porteur est capable de transmettre la maladie l'est davantage.

Dans un passé encore récent (et peut-être de nos jours), il se trouvait des suffisants qui osaient croire que le sida relevait purement et simplement d'une invention. D'autres encore tentent le pari selon lequel le sida est une maladie qui a toujours existé. Toutes ces croyances ont pour dénominateur commun des résistances aux changements des comportements, notamment sexuels, au sein de la communauté.

A partir de cette approche, deux constats sont à souligner en guise de conclusion :

  1. L'approche multidiciplinaire du sida en Afrique est plus que jamais une nécessité, en visant des mesures concrètes, et en particulier l'usage du préservatif, sa disponibilité, l'éducation sexuelle correspondante.

  2. Sa prévention est doublement complexe dans ce contexte : complexité liée à la nature de la maladie, mais complexité liée à la culture. Dissiper les mythes et idées fausses, préserver la tradition en la débarrassant de ces stigmates susceptibles de favoriser la transmission du VIH, sont pour le moins des actions de longue haleine qui ne relèvent pas de la seule compétence des professionnels de la santé.

Développement et Santé, n°111, juin 1994