Comment mieux comprendre et gérer les signalements de filles à risque de mutilations sexuelles féminines en Belgique ? Présentation des résultats d'une recherche-action

Par F. Richard F.1, M. De Brouwere2 et  M. Dieleman3 1. Sage-femme, Docteur en sciences de la santé publique, coordinatrice du GAMS Belgique 2. Socio-anthropologue, coordinatrice du réseau des stratégies concertées de lutte contre les mutilations génitales féminines (SC-MGF) 3. Socio-anthropologue, chercheur à l’Observatoire du Sida et des sexualités (Université Saint-Louis)

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Introduction

Les mutilations sexuelles féminines nous concernent aussi en Europe. De plus en plus de professionnels de santé, de travailleurs sociaux, d’enseignants sont confrontés à des filles ou des femmes excisées - souffrant de complications physiques ou psychiques - ou qui risquent d'être excisées (lors d'un retour au pays pendant les vacances par exemple). Ces professionnels, s'ils n'ont pas reçu d'information au préalable, peuvent être démunis face aux besoins spécifiques des filles ou des femmes excisées. Si la France a été confrontée très tôt à la problématique, avec des excisions révélées par des pédiatres de services de PMI (Protection Maternelle et Infantile) chez des petites filles d’origine malienne ou sénégalaise dans les années 1980, la Belgique, elle, a été confrontée plus tardivement à la problématique, principalement avec l’arrivée de migrants d’origine somalienne qui fuyaient la guerre civile au début des années 1990. Des jeunes filles infibulées (1) souffrant de problèmes urinaires ou d’infection sévère, sont arrivées dans des services d’urgence d’hôpitaux belges, des femmes enceintes infibulées ont eu des césariennes inutiles par manque de formation des gynécologues sur la prise en charge de ces femmes.

C’est en partie sur ces besoins de la population somalienne que le GAMS Belgique (Groupe pour l’Abolition des Mutilations Sexuelles féminines) a été créé en 1996, en se basant sur l’expérience du GAMS en France, actif depuis déjà 1982. Le GAMS Belgique a été longtemps la seule organisation spécialisée travaillant avec les communautés concernées. Puis, en 2006, un Collectif de lutte contre les MGF s’est créé à Liège (grande ville wallonne), suivi en 2009 par la création d’une association spécialisée dans les aspects de protection nationale et internationale, l’asbl INTACT. En 2001, la Belgique s’est dotée d’une loi spécifique punissant l’excision, l’article 409 du code pénal, mais à ce jour, aucun procès n’a eu lieu contrairement à ce qui est appliqué France.

(1) La Somalie est l’un des pays les plus touchés par la pratique, avec une prévalence de 97 %. On y pratique le type III, l’infibulation, qui consiste à couper le clitoris et les petites lèvres et à refermer les grandes lèvres avec du gros fil ou des épines d’acacia.

Justification de la recherche

La dernière étude de prévalence disponible en Belgique estime qu’au 31 décembre 2012, le nombre de femmes et de filles originaires d’un pays où l’excision est pratiquée s’élevaient à48 092 et que 13 112 étaient très probablement excisées et 4 084 à risque de l’être. Plusieurs études réalisées auprès de gynécologues francophones ou néerlandophones montrent que la demande de pratiquer l’excision sur des enfants existe en Belgique : des gynécologues et des urologues ont reçu de la part des parents des demandes d’excision (2, 3). Des infirmières et médecins scolaires sont également confrontés à des enfants qui, pendant les congés scolaires, repartent dans leur pays où le risque d’excision est très grand lorsque la famille s’aperçoit que la fillette ou la jeune fille n’a pas été excisée.

Depuis 2009, certaines situations de signalement ont été bien vécues par les acteurs, tandis que d’autres ont été ressenties comme des « ratés ». Les acteurs ont donc éprouvé la nécessité d’analyser les différentes situations de signalement et les actions prises afin de pouvoir analyser les freins ou les leviers à un accompagnement adéquat des familles. C’est dans ce contexte que le réseau des Stratégies concertées de lutte contre les MGF (SC-MGF) a initié, en juin 2012, une recherche-action sur les signalements en Belgique (4).

(2) Leye E., Ysebaert I., Deblonde J., Claeys P., Vermeulen G., Jacquemyn Y. & Temmerman M. « Female Genital Mutilation : knowledge, attitudes and practices of Flemish gynaecologists », in The European Journal of Contraception & Reproductive Health Care, 13:2, 2008, p.182-190.

(3) Gutierrez R. « Pas d’interdit sur le certificat de virginité », in Le Soir (édition du 15 novembre), 2008.
(4) L’initiative des Stratégies concertées de lutte contre les MGF découle du constat posé en 2008 que plusieurs associations/institutions travaillent auprès des femmes excisées et des familles en Belgique en l’absence de coordination des acteurs concernés (professionnels et représentants des communautés). Le GAMS Belgique a été à l’initiative du réseau des SC-MGF. Son but est d’offrir aux acteurs un lieu de rencontre afin de réfléchir ensemble à la problématique et ainsi améliorer l’accompagnement des familles concernées. Ce réseau a permis de manière participative de mener une analyse situationnelle et de proposer un plan d’action opérationnel. C’est un réseau unique en son genre en Europe. Trois ou quatre ateliers sont organisés par an et un site internet interactif permet de rester informé des nouvelles du terrain.

Objectifs de la recherche et méthodes

Les objectifs de cette recherche étaient les suivants: :

  1. Avoir une meilleure image de la situation : combien de signalements depuis 2009 ? Qui les effectue ? Pour quelles situations ? Quels acteurs ont été impliqués ? Quels enseignements peut-on retirer des pratiques de terrain ?
  2. Dégager les grands enjeux dans le suivi des signalements et formuler des recommandations pour contribuer à l’écriture de lignes directrices de prévention et de protection des filles et des femmes à risque d’excision.
  3. Améliorer la prise en charge des situations de signalement au sein des différentes institutions/organisations concernées.

Pour atteindre les objectifs fixés, nous avons opté pour une approche mixte (5) combinant les méthodes quantitatives et qualitatives. Plusieurs devis d’étude sont possibles avec les études mixte nous avons choisi un devis transformatif : une collecte et une analyse de données quantitatives (relevé exhaustif des cas de signalements) suivie d’une collecte et d’une analyse de données qualitatives (interview d’une sélection de situations parmi les signalements recensés).

(5)Creswell J.W, et Plano Clark V.L. Designing and conducting mixed methods research, London, Sage, 2011, 457p (p. 69-70).

Résultats

Nombre et type de signalements

C’est à partir de 2009 que le GAMS a commencé à recenser systématiquement les cas de signalements. Il existe des cas antérieurs mais ils n’ont pas pu être exploités faute d’une documentation. L’étude a permis de recenser, entre 2009 et 2013, 62 signalements aux associations spécialisées (graphique 1) avec une forte augmentation ces deux dernières années (15 signalements en 2012 et 31 en 2013).

Ceci s’explique sans doute par le nombre de formations dispensées auprès des actrices et acteurs de première et seconde ligne par les associations spécialisées et par la reconnaissance croissante de la problématique des MGF.
La majorité des signalements concernait des enfants à risque d’excision (figure 1).

Il est à noter que quelques signalements - pour des situations d’excision ou de risque d’excision - se sont révélés, après prise en charge et analyse de la situation, être un autre problème que l’excision (faux positif). Par exemple, un signalement concernant une suspicion d’excision sur une enfant s’est avéré être une situation de violence sexuelle ; un autre pour une jeune fille à risque d’excision, était un problème de reconstruction d’hymen et non de MGF.

Les personnes qui ont contacté les associations spécialisées pour des situations à risque sont principalement des professionnels de la petite enfance et des services de médecine scolaire (48 professionnels, 12 familles ou proches, 2 victimes elles-mêmes).

Les personnes à risque étaient pour la majorité originaires de Guinée, de Somalie, de Djibouti et de Côte d’Ivoire. Un cas concernait l’Indonésie.

Etudes de cas et premières améliorations apportées à la prise en charge des situations de signalement

Après le recensement des cas, une analyse en profondeur de 7 situations a permis, en concertation avec les acteurs et actrices de terrain, de relever les principaux « nœuds » empêchant une prise en charge optimale et d’apporter ensemble des solutions. Ce sont les avantages d’une recherche action : mettre directement en pratique les résultats de la recherche.

Les principaux nœuds étaient le problème de communication entre les professionnels et les familles concernées (problème de langue mais aussi peur d’aborder le sujet) et le manque de lignes directrices et d’arbres décisionnels clairs (les professionnels ne savent pas où référer en cas de filles à risque).

Pour répondre à ces deux grands nœuds principaux, des actions ont déjà été mises en place ou sont prévues courant 2014.

Communication

Un DVD contenant des messages de prévention en 10 langues différentes a été réalisé pour être diffusé auprès des primo-arrivants dans les salles d’attente. Il rappelle les dangers de l’excision pour la santé, l’interdiction en Belgique, et les droits des filles et des femmes. Les messages sont donnés par des membres de la communauté (des jeunes, des plus âgés, des hommes et des femmes).

Le réseau des SC-MGF est également en train de réaliser, pour les professionnels, un module de formation à l’entretien motivationnel pour savoir comment aborder la question avec les familles et travailler sur le long terme par un suivi des familles en vue de l’abandon de l’excision.

Un premier groupe de relais communautaires est en cours de formation, également au GAMS Belgique (hommes et femmes). Ces relais auront pour but d’aller à la rencontre de leur communauté et d’organiser des activités de sensibilisation. Ils pourront aussi être appelés par les professionnels pour jouer le rôle de médiateurs lorsque cela est nécessaire, lors de consultations médicales ou autre RDV.

Lignes directrices et arbres décisionnels

Pour répondre à la demande des professionnels, le réseau des SC-MGF a travaillé sur un « kit prévention d’une enfant à risque d’excision » qui contient tous les outils nécessaires pour un intervenant médical ou social pour la prise en charge d’une fille à risque.

Ce kit, disponible depuis mai 2014, contient :

  • la carte mondiale des prévalences ;
  • le « passeport STOP MGF » rappelant la loi belge concernant les MGF ;
  • les brochures des différentes organisations spécialisées ;
  • le certificat médical qui permet d’attester de l’intégrité des organes génitaux externes ou du type d’excision (en cas d’excision déjà pratiquée) ;
  • un triptyque reprenant les critères d’évaluation du risque, l’échelle de risque et l’arbre décisionnel ;
  • un guide sur la manière de mener les entretiens avec les familles.

Nous avons spécialement développé pour ce kit une échelle de risque à 5 niveaux. Sur une fiche cartonnée, les professionnels peuvent trouver :

  • l’échelle de risque à 5 niveaux ;
  • les indicateurs qui permettent de classer la situation sur l’échelle de risque ;
  • les actions à entreprendre en fonction du niveau de risque (arbre décisionnel).

Nous avons également développé des lignes directrices claires par secteur (maternité, services de médecine préventive préscolaire, services de médecine scolaire, services d’asile). Tous ces documents sont disponibles sur le site du réseau des Stratégies concertées (http://www.strategiesconcertees-mgf.be)

Discussion

Cette recherche action a montré qu’il est possible, via une approche participative, d’apporter des améliorations à la prise en charge des situations à risque. En revanche, il reste encore des « nœuds » qui n’ont pas été résolus. La prévention et la protection des filles nécessitent une chaîne d’information entre la maternité et les services de médecine préventive pour les moins de 3 ans puis à l’école. Or en Belgique, il n’y a pas de dossiers informatisés uniques suivant l’enfant de la naissance jusqu’à ses 18 ans, comme c’est le cas par exemple en Hollande. Cela signifie qu’il y a souvent une rupture dans l’information lorsque l’enfant quitte la maternité ou lorsqu’il rentre à l’école, le dossier « papier » ne suit pas automatiquement, de même en cas de déménagement. Des filles à risque d’excision sont ainsi perdues de vue en raison de cette cassure de l’information. Mais cela ne touche pas le secteur de la prévention de l’excision, tout le secteur de la prévention de la maltraitance est concerné. Un autre point n’a pas trouvé de réponse via la recherche-action : la durée de l’accompagnement d’une famille à risque. Après la détection d’un risque et sa prise en charge par les services d’aide à la jeunesse, le cas est bien souvent « classé » - et ce plus particulièrement si le Parquet est intervenu. Mais est-ce par ce que le risque a été temporairement écarté que l’on peut être certain que les enfants ne courront plus jamais aucun risque, et jusqu’à quel âge le risque peut-il être écarté ? En effet, peut-on être certain que, lors d’un prochain départ en vacances, les enfants ne seront pas excisées si la famille n’est pas suivie sur le long terme ? Comment effectuer un suivi sur le long terme des familles jugées à risque ? Et qui a le mandat pour le faire ? En effet, dans l’état actuel des choses, les associations spécialisées, en intervenant dans les situations de signalement, répondent à un besoin du « terrain » mais ne possèdent aucun mandat pour le faire ni pour effectuer un suivi sur le long terme des enfants à risque. Il faut encore voir avec le secteur de l’aide à la jeunesse quel suivi pourrait être mis en place et par qui.

Le dernier point concerne l’accompagnement de jeunes enfants excisées. Si des centres multidisciplinaires s’ouvrent en France et en Belgique pour prendre en charge les complications physiques et psychologiques des femmes, quasiment aucun n’offre un suivi spécifique pour des filles de moins de 14 ans. Pourtant, nous voyons, dans nos associations, des filles excisées juste avant leur arrivée en Europe. Quel accompagnement peut-on proposer pour une enfant excisée de 6 ou 8 ans, adapté ses besoins ?

En conclusion, nous pouvons dire que cette recherche-action sur les situations à risque a permis de retirer beaucoup d’enseignements sur les choses à améliorer et de faire aux professionnels des propositions concrètes. Mais ce travail de fond nécessite un suivi continu de la part des associations pour assurer la pérennité et l’intégration de ces recommandations dans les procédures officielles des différents acteurs de la médecine préventive et de l’aide à la jeunesse.