Anesthésie à la kétamine

Par Christophe Denantes* et Djibo Diango**

Publié le

*Médecin anesthésiste-réanimateur. Hôpital Avicenne, Bobigny, France.
**Médecin anesthésiste-réanimateur. Hôpital Nianankoro Fromba, Ségou, Mali.

La kétamine est un anesthésique intraveineux non barbiturique, d'action rapide et de durée d'action courte. Elle entraîne une anesthésie (dite dissociative) caractérisée par un sommeil superficiel, une analgésie, une amnésie et des manifestations psychiques indésirables au réveil. La kétamine peut être utilisée seule, mais l'association à une benzodiazépine (midazolam/diazépam) permet de diminuer l'incidence des effets secondaires au réveil.

I. Généralités

La kétamine fortement liposoluble est distribuée dans l'ensemble des tissus et passe rapidement à travers les barrières hémato-encéphalique et foeto-placentaire. Sa diffusion dans tout l'organisme et sa dégradation hépatique sont rapides, les métabolites étant éliminés dans les urines. La demi-vie de distribution dont dépend l'effet anesthésique est de quelques minutes et la demi-vie d'élimination dont dépendent les effets indésirables du réveil est de 2 à 3 heures. L'administration d'injections répétées ou l'administration en continu entraîne une accumulation dans l'organisme qui augmente la durée d'action et retarde le réveil. L'administration fréquente de kétamine aboutit à une tolérance.

Il. Mode d'action

1. Le système nerveux central

La kétamine entraîne une anesthésie dite dissociative car elle déprime certaines formations du système nerveux central (système cortico-thalamique) et en stimule d'autres (système limbique et substance réticulée).

Sommeil superficiel

Il n'y a pas obligatoirement une perte de conscience. Le sujet, qui garde les yeux ouverts et animés parfois d'un mouvement lent, est complètement indifférent à son environnement. Il présente une hypertonie musculaire s'accompagnant fréquemment de mouvements des membres, de la tête et du tronc sans rapport avec d'éventuels stimuli douloureux.

Une injection unique de kétamine (2 mg/kg) entraîne une anesthésie de 10 à 15 minutes. Et la récupération d'une bonne orientation temporo-spatiale se fait en 10 à 15 minutes. La durée de l'anesthésie est allongée par l'administration de plus fortes doses et l'association à d'autres drogues sédatives ou anesthésiques.

Phénomènes d'émergence de la période de réveil

Le réveil s'accompagne de troubles du comportement. Ces réactions sont plus ou moins importantes et ont des manifestations variables dont les plus habituelles sont les rêves, les illusions optiques et auditives (interprétation erronée de sensations externes réelles), la confusion avec ou sans vocalisation, l'agitation, les hallucinations.

Ces phénomènes d'émergence se rencontrent chez 10 à 30 % des adultes recevant de la kétamine comme agent principal ou unique de leur anesthésie. Leur durée est d'une à plusieurs heures en fonction de la dose administrée.

Les facteurs favorisant ces réactions sont l'âge (plus faibles chez l'enfant et le vieillard), le sexe (plus fréquentes chez l'homme que chez la femme), les troubles de la personnalité, l'alcoolisme et les associations médicamenteuses. Trois mesures semblent prévenir ces réactions: l'explication de ces phénomènes au patient lors de la consultation d'anesthésie, l'administration préalable de benzodiazépines (midazolam, diazépam) et un environnement calme pendant la phase de réveil.

Analgésie

L'analgésie, qui prédomine sur les plans superficiels (peau et muscles), apparaît pour de faibles doses (0,2 à 0,5 mg/kg) avant la perte de conscience et persiste jusqu'à 60 minutes après l'anesthésie.

Autres actions

La kétamine entraîne une augmentation de la pression intracrânienne par augmentation du débit sanguin cérébral secondaire à une augmentation de la pression artérielle. Lorsque la stimulation cardio-vasculaire est bloquée par le diazépam, la pression intra-crânienne ne s'élève pas. La kétamine pourrait avoir un effet neuroprotecteur sur le système nerveux central au décours de l'hypoxie et de l'ischémie cérébrale. Elle ne provoque ni nausées, ni vomissements.

2. La respiration

La kétamine a peu d'effets respiratoires alors que les autres agents anesthésiques sont le plus souvent à l'origine d'une dépression respiratoire.

Conservation d'une ventilation spontanée efficace

La kétamine déprime peu la ventilation. À la dose de 2 mg/kg intraveineux administrée en 60 secondes, une baisse transitoire (1 à 3 minutes) de la ventilation par minute peut survenir, caractérisée par une diminution de la fréquence respiratoire et de l'amplitude respiratoire. En cas de surdosage ou d'injection trop rapide et lors d'association à des drogues sédatives ou anesthésiques, la dépression respiratoire peut aller jusqu'à l'arrêt respiratoire.

Conservation des réflexes de toux et déglutition

Les réflexes protégeant les voies aériennes supérieures sont moins déprimés qu'avec les autres anesthésiques intraveineux. Mais l'anesthésie à la kétamine ne protège pas contre les inhalations et ne dispense pas de l'intubation trachéale en cas d'estomac plein.

Hypersalivation

L'hypersalivation peut être à l'origine de complications respiratoires, notamment chez l'enfant (bronchospasme ou d'obstruction respiratoire haute). Une prémédication à l'atropine est souhaitable pour l'atténuer.

Action broncho-dilatatrice

Cette action broncho-dilatatrice a fait utiliser la kétamine pour l'anesthésie de patients asthmatiques.

3. Le système cardio-vasculaire

La kétamine entraîne globalement une stimulation du système cardio-vasculaire due à son effet sympathomimétique qui prédomine sur son action cardio-dépressive directe. Les autres agents anesthésiques sont le plus souvent à l'origine d'une cardio-dépression qui se traduit par une hypotension.

Tachycardie et hypertension

Cet effet est maximal en 2 à 4 minutes et s'estompe lentement en 10 à 20 minutes. La tachycardie et l'hypertension peuvent être minimisées par deux mesures : l'administration de benzodiazépines en prémédication et en per-opératoire et l'utilisation d'une technique d'administration continue de kétamine.

4. Le tonus musculaire

Le tonus musculaire est augmenté.

5. L'action sur l'utérus et passage transplacentaire

Les effets de la kétamine sur l'utérus dépendent de l'âge de la grossesse. Pendant le premier trimestre de la grossesse, la kétamine peut provoquer des contractions utérines alors qu'elle n'en provoque pas au cours des deux derniers trimestres. En obstétrique, le passage transplacentaire, pour des doses inférieures à 1,5 mg/kg, ne provoque pas de dépression respiratoire et cardio-vasculaire chez le nouveau-né dont le score d'APGAR n'est pas modifié et elle ne modifie pas le tonus utérin.

6. L'action sur les yeux

Elle entraîne un nystagmus et augmente la pression intra-oculaire.

III. Mode d'emploi

1. Présentation

La kétamine est présentée avec 3 dosages 10 mg/ml, 50 mg/ml et 100 mg/ml.

2. Posologie

Voie intramusculaire

La dose initiale est de 5 à 8 mg/kg.

Voie intraveineuse

L'administration intraveineuse peut se faire soit en bolus, soit en perfusion continue.

  • Administration en bolus. La dose initiale est de 2 à 4 mg/kg. Les réinjections se font par doses fractionnées de la moitié de la dose d'induction (1 à 2 mg/kg).

  • Administration en intraveineuse continue. On administre en perfusion rapide une dose starter de 2 à 5 mg/kg puis dès la perte de conscience on ralentit le débit à 0,01 à 0,05 mg/kg/min.

3. Déroulement de l'anesthésie ou technique

Préparation à l'anesthésie

  • Consultation pré-anesthésique. L'interrogatoire et l'examen clinique du malade, que l'on peut compléter par un bilan sanguin en fonction du terrain et du type de chirurgie, permet d'évaluer le risque anesthésique (classification ASA), de préparer le malade et de poser l'indication d'une anesthésie à la kétamine, en éliminant les contre-indications.

  • La prémédication. L'association atropinediazépam est habituelle pour prévenir l'hypersécrétion et les effets indésirables du réveil... Elle peut être faite sur table en intraveineuse directe.

  • La préparation de la salle d'opération. On prépare, avant chaque anesthésie, le matériel de ventilation et de perfusion, l'aspirateur de mucosités et la source d'oxygène, le stéthoscope et l'appareil à tension.

On prépare ensuite la kétamine en prélevant dans une seringue de 10 ml la quantité de kétamine nécessaire (par exemple 100 mg, soit 2 ml d'une solution à 5 %). On peut compléter la seringue avec de l'eau pour préparation injectable ou du soluté de perfusion jusqu'à 10 ml pour être sûr de ne pas injecter trop rapidement.

On prépare l'atropine et le diazépam. La présentation habituelle de l'atropine est en ampoules de 0,5 et 1 mg. La posologie est de 0,5 mg chez l'adulte et de 0,01 mg/kg chez l'enfant. La présentation habituelle du diazépam est en ampoules de 10 mg. La posologie est de 10 mg chez l'adulte et de 0,3 mg/kg sans dépasser 10 mg chez l'enfant.

  • La préparation de l'opéré. On prend un pouls et une tension artérielle initiale et, si on en dispose, on installe un scope et un oxymètre de pouls. On met en place une voie veineuse. Il est important de travailler dans une ambiance calme et sereine en expliquant les gestes que l'on fait. On administre la prémédication atropine-diazépam en intraveineuse directe sur table.

Induction de l'anesthésie

  • Modalités d'administration et délai d'action. La dose d'induction est de 2 à 2,5 mg/kg en intraveineux que l'on injecte lentement en 30 à 60 secondes, pour prévenir une dépression respiratoire, en accélérant le débit de la perfusion et de 5 à 8 mg/kg en intramusctdaire. Le délai d'action est bref (30 à 60 secondes) lorsque la kétamine est injectée par voie intraveineuse et plus long (5 à 10 minutes) en cas d'administration intramusculaire.

  • Clinique. La perte de conscience est très particulière : le patient conserve les yeux ouverts avec un regard fixe et un nystagmus, et des mouvements de déglutition qui s'accompagnent d'une dépression respiratoire modérée, d'une tachycardie et d'une hypertension. La stimulation cardio-vasculaire à l'induction peut être limitée en associant du diazépam qui donne une plus grande stabilité hémodynamique.

Entretien

  • Modalités d'administration et durée d'action. La durée d'action est brève lorsque la kétamine est injectée en intraveineuse (5 à 10 minutes) et plus longue en cas d'administration intramusculaire (10 à 20 minutes).

L'entretien par voie intraveineuse se fait selon deux modalités : la réinjection de bolus, de 50 % de la dose d'induction (1 à 2 mg/kg) pour les premières réinjections, que l'on diminue ensuite progressivement (100 mg puis 70 et 50 mg pour éviter un retard du réveil. La perfusion continue en diluant 500 mg de kétalar dans 500 ml de soluté (glucosé à 5 % ou sérum physiologique) avec un débit de 60 gouttes minutes que l'on adapte en fonction de la profondeur de l'anesthésie.

  • Clinique. Pendant l'anesthésie, le patient paraît indifférent, sa respiration est normale, il présente une tachycardie, une hypertension et une hypertonie. La stimulation cardio-vasculaire peut être limitée en associant du diazépam.

Réveil

Le réveil est progressif et peut s'accompagner de troubles psychiques à type de confusion, d'excitation, d'hallucination chez l'adulte que l'on prévient par un réveil au calme et une prémédication au diazépam.

IV. Indications

L'anesthésie à la kétamine a été progressivement remplacée par l'anesthésie balancée associant plusieurs drogues anesthésiques (agents anesthésiques intraveineux ou volatils, analgésiques, myorelaxants). Elle conserve cependant des indications privilégiées du fait de ses effets bénéfiques sur le système cardiovasculaire et le système respiratoire.

1. L'anesthésie en situation précaire

Elle permet de conduire une anesthésie de courte durée en ventilation spontanée, en absence d'oxygène, de matériel d'intubation. Si la durée de l'anesthésie est supérieure à 1 heure ou si le patient n'est pas à jeun, il est souhaitable d'associer une intubation pour protéger les voies aériennes.

2. L'anesthésie du patient en état de choc

Plus particulièrement au décours du choc hémorragique en association avec une curarisation et une ventilation contrôlée.

3. L'anesthésie pour les pansements de brûlés

La kétamine, du fait de son pouvoir analgésique de surface, est particulièrement indiquée chez les brûlés. La voie intramusculaire est intéressante chez des patients dont l'abord veineux est souvent difficile.

4. L'anesthésie et la sédation de l'enfant et du patient agité

La kétamine permet une induction anesthésique par voie intramusculaire. Elle permet une sédation avant ou au cours d'une anesthésie locale ou loco-régionale avec une faible dose de kétamine intraveineuse (0,5 mg/kg) associée à du diazépam (0, 15 mg/kg).

En prémédication chez l'enfant, la kétamine a également été administrée par voie rectale et orale. Une dose de 6 mg/kg par voie orale est bien tolérée chez le jeune enfant et est associée à une qualité de prémédication satisfaisante sans dépression respiratoire.

5. L'anesthésie obstétricale

La kétamine garde 2 indications privilégiées la césarienne où elle peut être utilisée comme agent d'induction à condition de ne pas dépasser la dose de 1 à 1,5 mg/kg et de l'associer à une curarisation, une intubation et une ventilation assistée. L'hémorragie du post-partum où la kétamine à une dose de 1 à 1,5 mg/kg permet une anesthésie en ventilation spontanée sans intubation sous réserve que la patiente soit à jeun.

6. L'anesthésie du patient asthmatique

La kétamine est une alternative à l'anesthésie loco-régionale qui doit être préférée en première intention.

7. En analgésie, à faibles doses (0,2- 0,5 mg/kg)

La kétamine peut être utilisée seule ou associée à des antalgiques morphiniques dont elle diminue la consommation. A ces posologies, le risque d'effets secondaires indésirables est minime.

V. Contre-indications

La kétamine est classiquement contre-indiquée en cas d'hypertension intracrânienne, d'hypertension intra-oculaire, d'hypertension artérielle non contrôlée et d'éclampsie, de maladie coronarienne, de maladie psychiatrique et d'alcoolisme.

VI. Conclusion

La kétamine est un agent anesthésique sûr, assurant une perte de conscience, une analgésie et une amnésie, dont les principaux effets secondaires que sont la stimulation cardio-vasculaire et les manifestations psychiques au réveil ont limité l'utilisation en routine. Elle conserve cependant des indications privilégiées que sont l'anesthésie en situation précaire, l'anesthésie de courte durée en ventilation spontanée, l'anesthésie pour tout acte chirurgical permettant de sauver un sujet en état de choc et non à jeun en associant une ventilation assistée, l'anesthésie pédiatrique, l'anesthésie obstétricale et l'anesthésie du patient asthmatique. Dans ces indications les effets secondaires peuvent être atténués en l'associant à des benzodiazépines administrées en pré- et per- opératoire.

Développement et Santé, n°140, avril 1999