Les amputations

Par Bruno Tremblay* Chirurgien, service de chirurgie vasculaire et thoracique, Hôpital Avicenne, Bobigny, France

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Les premières amputations ont été pratiquées avant Jésus-Christ et il est certain que, dès cette époque, et malgré des notions d'asepsie rudimentaires, des guérisons étaient obtenues.

Cependant, il faut appliquer à cette chirurgie les mêmes règles rigoureuses qu'à toute chirurgie, d'autant plus que le pronostic vital est parfois en jeu et, toujours le pronostic fonctionnel.

"La chance n'est qu'une sérieuse attention aux détails."

Quels que soient le contexte et l'indication de l'amputation, il s'agit toujours d'un geste chirurgical majeur, tant sur le plan psychologique qu'organique. Il est toujours ressenti comme un événement pénible pour le patient et pour l'équipe soignante et assimilé à un échec.

Qu'il s'agisse d'une amputation traumatique, infectieuse, vasculaire ou tumorale, il convient de savoir poser à temps l'indication d'amputation, afin de ne pas faire courir de risque vital au patient. De plus, la qualité du moignon, et, de ce fait, son devenir fonctionnel, en dépend.

Le premier temps doit être consacré à la préparation psychologique du patient et de la famille. Ce temps est parfois écourté à l'extrême lorsque le pronostic vital est en jeu. Mais il convient de toujours essayer d'obtenir l'assentiment du patient et de la famille.

Ce qui distingue ces quatre grands types d'indications d'amputations sont :

  • En cas de pathologie vasculaire, le problème essentiel est celui du niveau d'amputation permettant une cicatrisation (après ou non revascularisation) et un appareillage aisé.

  • En cas de pathologie infectieuse, plus que celui du niveau, le problème est celui de l'opportunité ou non de l'amputation. Celle-ci est déterminée par l'importance de la gêne fonctionnelle et les potentialités thérapeutiques (possibilités de mise à plat, absence totale ou partielle d'efficacité des antibiotiques ou des antiseptiques).

  • En cas de pathologie traumatique se pose le problème de l'amputation immédiate ou de la tentative de sauvetage du membre, associée éventuellement à un geste orthopédique.

  • En cas de pathologie tumorale, il est indispensable de pouvoir faire un diagnostic anatomo-pathologique rapide, avant d'envisager un geste radical.

Le patient diabétique doit être mis à part car, chez lui, cohabitent des facteurs vasculaires, neurologiques, et infectieux. Le plus souvent, il est nécessaire de réaliser un geste radical, après ou parallèlement au rééquilibrage du diabète, et ce dans des délais parfois rapprochés (si l'infection semble fusée). Il faut toujours chez le diabétique être très attentif au mode évolutif.

I. Les amputations du membre inférieur

"Il n'y a pas de lieu d'élection: il faut garder le bras de levier le plus long".

1. Les différents niveaux d'amputations

Au membre inférieur, quatre types principaux d'amputations sont réalisés, les autres étant d'indication exceptionnelle:

  • L'amputation d'orteil : exérèse de P3-P2 ou P3-P2-P1, en transosseux ou par désarticulation avec exérèse du cartilage (l'abrasion du cartilage ne se justifie qu'au niveau des articulations non soumises à des contraintes de pression), et réalisation d'un lambeau postérieur et antérieur. Pour le premier orteil, il est soit réaliser une amputation transmétatarsienne, soit une désarticulation avec exérèse du cartilage, celle-ci permettant, en respectant la sangle sésamoïde, de conserver le premier appui et une bonne statique du pied.

  • L'amputation transmétatarsienne

(figure 1) est réalisée plus ou moins postérieure, au plus à la base des métatarsiens ou à la partie moyenne des cunéiformes. Les lambeaux postérieurs et antérieurs doivent être de taille suffisante pour permettre la couverture des tranches de sections.

  • L'amputation de jambe doit être la plus basse possible, afin d'obtenir le bras de levier le plus long.

  • L'amputation de cuisse, elle aussi, doit être réalisée la plus distale possible.

2. Les différents principes

Si certains préconisent systématiquement l'amputation ouverte avec le plus souvent section droite, d'autres, sauf contexte infectieux, sont favorables à la fermeture première des amputations. De fait, il semble possible et bénéfique sur la durée de cicatrisation, de réaliser des amputations fermées, en dehors de tout contexte infectieux et dès lors que la trophicité des tissus semble bonne. Ainsi, ce sont surtout les amputations traumatiques qui sont susceptibles d'être fermées de première intention.

Quel que soit le niveau d'amputation, il faut conserver le bras du levier le plus long possible.

Lorsque l'amputation est fermée, s'il s'agit de gros segments (cuisse, jambe ... ), un drainage par lame de Delbet est mis en place, l'ablation étant programmée au troisième jour.

La taille des lambeaux postérieur et antérieur est déterminée par la position de la cicatrice qui doit se trouver en dehors des zones de pression et à distance des reliefs osseux.

3. Les soins postopératoires

a. Les pansements

La réalisation des pansements est quotidienne en cas de doutes infectieux ou lorsque l'amputation est fermée. Dans les autres cas, les pansements peuvent être avantageusement réalisés toutes les quarante-huit ou soixante douze heures afin de favoriser le bourgeonnement.

  • Peropératoires

- sur moignon propre ou fermé: le pansement est réalisé au moyen de compresses vaselinées (tulle gras, biogaze ... ), et en cas d'utilisation des compresses vaselinées commercialisées, la feuille de cellophane les accompagnant peut servir elle-même, seule ou en couverture de la compresse, à la confection du premier pansement. Puis mise en place d'une bande Velpeau;

  • sur moignon sale: tulle bétadiné et compresses vaselinées bétadinées ou imprégnées de Rifocine.
  • Postopératoires

- moignon fermé: refaire le pansement à quarante-huit heures, puis tous les jours;

- moignon ouvert propre ou sale ou fermé sale: refaire tous les jours.

Les pansements doivent être non compressifs, pratiqués de façon stérile.

La détersion des plaies d'amputations ouvertes est réalisée par la désinfection à l'eau oxygénée pure ou bétadinée ou par la réalisation de bains de Dakin ou de pansements humides au Dakin ou au moyen de détergent pharmaceutique (type Débrisant). Sur les surinfections à pyocyanique: acide borique.

Les crèmes antiseptiques ou antibiotiques sont à éviter.

De même sont à éviter les tractions postopératoires au niveau de l'amputation. En revanche, une rééducation pour lutter contre les attitudes vicieuses doit être rapidement initiée (J2, J3). La mise en place d'un fixateur externe permet d'éviter ces positions vicieuses et facilite énormément les soins infirmiers.

b. Traitements associés

  • Prévention du tétanos

Indispensable mais non toujours réalisable.

  • Antibiothérapie

Elle permet, associée à la chirurgie, d'accélérer la guérison et parfois de sauver le membre ou au moins un étage d'amputation. Il convient cependant de respecter les règles de l'antibiothérapie et de les adapter aux moyens locaux.

La réalisation de prélèvements et d'antibiogrammes n'est pas du tout indispensable.

  • Rééquilibrage hydroélectrolytique et alimentation enrichie

Le métabolisme de base est augmenté de 100 % en cas d'amputation de cuisse, aussi il faut favoriser l'apport calorique. Dans un contexte d'amputation traumatique, la correction de troubles hydroélectrolytiques peut être vitale.

c. Rééducation et appareillage

La rééducation précoce est essentielle pour lutter contre les rétractions (mobilisation passive et active), les attitudes vicieuses (mobilisation, posture manuelle, attelle, voire même traction ... ), l'amyotrophie (contraction isométrique, globulisation ... ), et pour guider le patient dans sa nouvelle fonctionnalité. Elle l'est aussi afin de permettre un appareillage rapide temporaire (si le moignon n'est pas cicatrisé) ou définitif, en facilitant une verticalisation indispensable au bien-être du patient, mais parfois aussi à la survie.

4. Aspects techniques: l'amputation de jambe (figure 2)

La désarticulation médiotarsienne de Chopart et la désarticulation tibiotarsienne de Syme, qui nécessitent une bonne vascularisation de la plante du pied ou de la coque talonnière, sont surtout réalisées en dehors de tout contexte vasculaire et leurs indications doivent être bien réfléchies. Le plus souvent, l'alternative à l'amputation transmétatarsienne est l'amputation de jambe.

a. Anesthésie

Avant tout, une réanimation adaptée à l'état général du patient doit être mise en route avec, au minimum, une voie d'abord veineuse, et en ayant considéré l'éventualité d'une transfusion.

Les anesthésies locales et locorégionales bloc) sont contre-indiquées s'il existe un terrain diabétique, infectieux ou vasculaire.

La péridurale, la rachianesthésie, les blocs plexiques sont des procédés très adaptés pour les amputations de membres inférieurs souvent en ventilation spontanée (Katalar, Dipropan, Fluothane ... ), mais doit permettre de réaliser un geste complet.

b. Matériel

Un garrot, un bistouri froid, un couteau à amputation, un ciseau de Mayo, six pinces de Halstead ou Christophe à hémostase, deux Farabeuf, un porte-aiguille, une Kocher, une pince à disséquer, une scie de Gilli ou de Farabeuf, une pince gouge, une râpe, une rugine, un champ fendu ou un rétracteur de Percy, une lame de Delbet et éventuellement de la xylocaïne.

Pour toute amputation il convient de respecter les trois principes de bases qui sont :

  • capitonnage des extrémités (qu'elles soient ouvertes ou fermées),

  • indolence du moignon (obtenue par une section correcte des nerfs et une cicatrice à distance des zones de pression),

  • bras de levier adéquat (de première intention ou de deuxième intention).

c. Description: amputation du tiers supérieur de la jambe

  • nettoyage de la jambe,

  • mise en place du garrot ou de la bande d'Esmach à l'étage sus-jacent après vidange veineuse par mise au zénith du membre (contre-indiquée si amputation vasculaire), levé avant le pansement,

  • incision en gueule de requin (du milieu au tiers: longueur des parties molles = diamètre du segment du membre + un tiers, en cas d'amputation type saucisson (chirurgie vasculaire", la coupe osseuse doit toujours être plus proximale que celle des tissus mous, la fermeture précoce secondaire est possible vers le dixième, douzième jour,

  • section des parties molles en biseau (section successive des différentes couches musculaires),

  • ligature au fil non résorbable des artères et des veines tibiales antérieures, postérieures et péronières (ligatures séparées des éléments pour éviter les fistules artérioveineuses, et appuyées sur les gros vaisseaux en cas d'infection),

  • section des nerfs saphènes internes et externes la plus proximale possible (traction par Kocher),

  • section de l'os mobile (péroné, deux centimètres plus haut que le tibia); section du tibia, en émoussant l'épine tibiale antérieure (après incision du périoste au bistouri et après rétraction des tissus mous soit par un rétracteur, soit par un champ fendu),

  • la décision de rapprocher ou non les berges en interposant éventuellement une lame de Delbet ou de Penrose dépend de l'aspect des tissus et du degré de risque infectieux. Les points musculo-aponévrotiques et cutanés éviteront d'être ischémiants et auront pour fonction essentielle de rapprocher les tissus sans provoquer de tension.

II. Les amputations du membre supérieur

Si les principes restent sensiblement les mêmes, deux notions interviennent énormément dans la prise en charge du patient susceptible de subir une amputation du membre supérieur: ces amputations ne sont pas soumises à des compressions et il existe un rôle fonctionnel qui incite à être extrêmement conservateur. A terme, il est recherché la persistance d'une pince de préhension (pouce/paume, deux os de l'avant-bras ... ), et pour y parvenir, il faut associer des techniques de chirurgie reconstructive. Le plus souvent les amputations sont digitales.

III. Aspects particuliers de l'amputation en milieu précaire

a. En urgence

Il s'agit d'un geste de sauvetage, le pronostic vital prime sur le fonctionnel. Avant toute action chirurgicale, il convient d'obtenir une hémodynamique stable (" déchocage "). L'amputation selon la technique dite de " saucisson " est tout à fait adaptée à ce contexte.

  • Traumatiques

Que l'amputation soit quasiment effective d'emblée ou bien que les lésions vasculaires et nerveuses rendent toute réparation illusoire, le niveau de régularisation doit être le plus économe possible, surtout au cas où l'autre membre serait déjà perdu (pied de mine). La couverture du moignon osseux sera effectuée dès lors qu'il reste suffisamment de tissu mou apte à vivre, mais dans tous les cas l'amputation doit être viable, la plus distale possible, compatible avec un appareillage simple.

Les lésions associées ne devront pas être négligées, et le traitement de fractures concomitantes adapté.

  • Ischémiques

Les ischémies aiguës de plus de six-huit heures, l'existence d'un garrot hémostatique de plus de trois heures, ou les écrasements de membre (crusch syndrome) imposent parfois, pour éviter un syndrome de recirculation, une amputation en urgence.

  • Infectieuses

De même, les lésions infectieuses massives (gangrène gazeuse, infection à pyogènes, phlegmons diffus, complications d'ulcères phagédéniques ... ), devant le risque systémique septique (greffes vasculaires ou autres, choc septique ... ), peuvent obliger à une amputation.

b. A froid: chirurgie réglée

  • Vasculaires

En l'absence de données artériographiques permettant de déterminer le réseau artériel persistant, il convient là aussi d'être très économique et d'amputer toujours le plus près possible de la limite supérieure de l'ischémie. De principe, on optera pour une coupe " saucisson " sans valve.

  • Infectieuses

En cas d'infection usuelle, l'attitude conservatrice sera déterminée par les capacités locales à l'instauration de traitements longs et chers en antibiotiques.

La lèpre, I'ulcère phagédénique, le mycétome, l'aïnhum sont des entités fréquemment rencontrées dans les populations défavorisées, dont l'évolution peut imposer une amputation.

- L'aïnhum (dont la physiopathologie est mal connue - mycose, trophonévrite... - qui ne touche que les hommes noirs, se localise au niveau des orteils (généralement le cinquième) et se caractérise par une strangulation phalangienne indolore aboutissant à une amputation quasi complète qu'il faudra au plus achever.

- Le mycétome, dont nous n'aborderons pas le traitement médical, en cas d'atteinte

osseuse (confirmée radiologiquement), il sera réalisé une amputation en zone saine de tissu mou. S'agissant de sujet jeune, l'évolution et les récidives étant difficiles à prévoir, il conviendra d'être économe.

- L'ulcère phagédénique ne devrait que rarement conduire à l'amputation depuis l'avènement des antibiotiques.

- La lèpre dans sa forme très évoluée (déficits sensitivo-moteurs, troubles trophiques ... ) peut imposer une chirurgie de propreté (régularisation, amputation ... ).

Ces amputations doivent être les plus économes possibles et, en fonction des possibilités d'appareillage, il est parfois préférable de réaliser une " mauvaise amputation " ne nécessitant pas de prothèse (type Chopart, Syme ou Pirogoff), plutôt qu'une " bonne amputation " pour laquelle il est impossible de confectionner une prothèse.

  • Diabétique

Ce type de pathologie constitue une contre-indication formelle aux anesthésies locorégionales autres que périmédullaires. La décision d'amputer devra être rapide avant ou dès le début de la surinfection. Plus encore sur ce terrain, il convient d'être économe et d'opter pour une technique à moignon ouvert.

  • Tumorale

L'existence de tumeurs osseuses bénignes ou accessibles à d'autres thérapeutiques (réticulosarcome, métastase ... ) impose un diagnostic anatomo-pathologique préalable. En cas d'ostéosarcome, l'amputation doit passer à distance.

En conclusion: le type d'amputation, fermée ou ouverte, est très dépendant des possibilités de pansements postopératoires. En l'absence de problème, les amputations ouvertes sont à préférer, car la cicatrisation dirigée permet une surveillance rapprochée.

Développement et Santé, n°116, avril 1995